Au cœur de la mémoire
Le passé n’est plus, comme le disait déjà Saint augustin, ce qui ne l’empêche pas de peser sur le présent. S’il ne revient pas dans la mémoire, il semble disparaitre, mais ses traces subsistent et un regard attentif peut les retrouver, que ce soit par curiosité, ou pour comprendre en quoi il imprègne le présent. On parle maintenant de « lieux de mémoire » pour dire comment le passé resurgit par la volonté de ceux qui le font revivre. Mais il faudrait souvent mettre l’expression complètement au pluriel : lieux de mémoires, car un même lieu peut faire émerger plusieurs mémoires, parfois conflictuelles, malheureusement. La ville de Jérusalem en est un des exemples les plus marquants. C’est loin d’être le seul. Mais tous les lieux peuvent accueillir plusieurs mémoires, sans qu’il y ait forcément conflit. C’est alors la diversité des époques se succédant sur un même lieu qui nous montre la richesse de l’histoire. La preuve ? Inutile d’aller chercher très loin pour la trouver. A partir du pont sur l’Ouvèze, à Sorgues, elle se trouve à une centaine de mètres
On peut y imaginer, dans un premier temps, des champs et des jardins proches de la ville. C’est là qu’en 1317, peu après son élection, le pape Jean XXII décide de bâtir un palais. Avignon n’est pas encore propriété pontificale (elle le sera seulement en 1348) et les constructions ambitieuses se font dans le Comtat, ce dont Jean XXII ne se prive pas puisqu’il met en chantier pas moins de sept châteaux et palais. Celui de Pont-de-Sorgues (nom initial de Sorgues) est le plus important. La ville est accessible par les chemins et la navigation, l’Ouvèze étant navigable à l’époque. Le palais se trouve à proximité de la rivière, et à proximité, également, de l’hôtel des monnaies de l’État pontifical, ce qui n’est pas négligeable.
Le palais est vaste. Il peut accueillir toute la cour pontificale, les dignitaires de l’église avec gardes et serviteurs. C’est une résidence d’été très prisée. Le pape y reçoit des hôtes prestigieux comme le roi de Naples et l’infant d’Aragon. Il a la forme d’un château au plan carré, muni de quatre tours d’angle et d’une cinquième au centre d’un des côtés, le tout comprenant de nombreuses pièces. De l’extérieur, il ressemble à un château médiéval mais était plutôt une résidence fortifiée, forme de transition entre le moyen-âge et la renaissance. Un parc est créé tout autour, avec un grand jardin d’agrément, des bassins alimentés par un canal que l’on retrouvera ensuite pour d’autres usages, contenant des variétés de poissons. Le parc contient sans doute plusieurs espèces animales, pour le plaisir des visiteurs, peut-être aussi pour la consommation…. Sous le pontificat de Jean XXII, le palais connait son âge d’or.
Les autres papes d’Avignon s’en servent également mais leurs séjours sont moins connus. Le dernier d’entre eux, Grégoire XI, fait restaurer (déjà !) le château avant de partir pour Rome où il veut réinstaller la papauté. Le palais garde cependant sa fonction pendant quelques décennies, lors desquelles il y a encore un pape à Avignon, (Clément VII, puis Grégoire XII), rival de celui de Rome. En 1382, par exemple, Clément VII y reçoit la comtesse de Provence Marie de Blois. Elle y séjourne quelques mois avec son fils.
Après le départ définitif des papes d’Avignon, le palais, s’il n’est pas abandonné, vit sans doute au ralenti et, vraisemblablement, commence à se dégrader. Le premier coup de grâce lui est donné en 1562 par le baron des Adrets, qui l’incendie pendant les guerres de religion. Cependant, les tours sont encore debout, et les ruines du reste font partie du paysage. Le second coup de grâce est la vente, en 1799 du palais comme bien national. Elle n’entraine nullement sa restauration et signe son abandon définitif. Les pierres fournissent des matériaux aux habitants de Sorgues (c’est encore visible dans la vieille ville). Ils donnent également les matériaux de la nouvelle église, la seule de la région à être bâtie au XIX° siècle avec des pierres du XIV°. La dernière tour disparait alors, et le peu qu’il reste est quasiment englouti par de nouvelles constructions. On ne peut pas savoir si le terrain revient à son état primitif, mais pour les habitants de Sorgues, il n’a plus rien d’exceptionnel. L’existence du palais/château est peu à peu oubliée, au point qu’on ne puisse même plus imaginer, au XX° siècle, qu’existait un palais à cet endroit, en dehors de quelques érudits. Quand Picasso, en 1912, s’est installé pour trois mois à Sorgues avec son ami Braque, il n’en a vraisemblablement jamais entendu parler. Un travail de mémoire, initié par la revue « Études Sorguaises », l’a fait resurgir, et porte maintenant ses fruits. Seule une fraction du seuil et un fragment de paroi marquent toutefois l’existence de ce palais fantôme.
L’histoire des lieux ne s’arrête pas là. Au XIX° siècle, l’eau du canal, le « valat du pape » devient un atout industriel. Malgré les plaintes des jardiniers, des usines s’installent pour profiter de l’énergie hydraulique et, en 1877, une usine de fabrication de carbonate de soude s’installe exactement au-dessus de l’ancien palais et de ses jardins. L’usine du Griffon, du nom du quartier à l’époque, donne ce nom nouveau au canal. Le paysage change complètement. On passe d’un palais où des hommes parmi les plus puissants d’Europe séjournaient et pouvaient prendre des décisions qui pouvaient changer le cours de l’histoire, locale et européenne, aux problèmes techniques d’une usine chimique. Plus de tours, mais des cheminées et des ouvriers qui travaillent douze heures par jour. Les problèmes, d’ailleurs, ne sont pas seulement techniques. Les pécheurs font remarquer que le chlorure de chaux rejeté dans la rivière la pollue considérablement. Ils s’en plaignent, avec les jardiniers, auprès des autorités. Le conseil départemental d’hygiène prend alors une décision qui ne pourrait certainement pas passer maintenant : l’usine doit envoyer le chlorure dans la rivière seulement… la nuit. C’était une autre époque ! Quoi qu'il en soit, il devient impossible de retrouver, derrière ou sous ces palais modernes que sont les usines, le palais ancien, même si des traces en subsistent certainement.
Cette activité industrielle n’a qu’un temps. Après la guerre, l’usine fonctionne à bas régime. Elle est fermée en 1957 et complètement démolie. Elle est endormie, comme le dit joliment un ancien Sorguais, sous quelques mètres de terre qui constituent les fondations d’immeubles édifiés dans les années soixante, « Les Griffons ».
Car avec cette nouvelle résidence les lieux connaissent une troisième métamorphose. Plus de palais ni d’usine, mais des immeubles modernes dotés de tout le confort de l’époque, proches de la ville, implantés en haut de la colline, sur le site de l’usine disparue, et en bas, proches du site du palais et du jardin disparus. Ironie du vocabulaire, la partie du bas est composée de deux tours qui n’ont rien à voir, on s’en doute, avec celles du château, sinon leur élévation à la verticale. La résidence du Griffon accueille, au début, des fonctionnaires, ouvriers et employés heureux d’avoir un logement moderne pour un prix accessible. Mais dans les décennies suivantes ces premiers habitants partent peu à peu, remplacés par des familles immigrées venues du Maghreb. La résidence, désormais appelée plutôt « cité », commence à ressembler à un ghetto, à se dégrader, à avoir mauvaise réputation et à concentrer, selon la rumeur publique, des problèmes d’insalubrité et de délinquance à tel point que la disparition des constructions les plus problématiques est envisagée, et finit par être exécutée.
Il s’agit, en l’occurrence, des tours de la partie basse. A plusieurs siècles de distance, de nouveau, les tours disparaissent du paysage. Mais il n’y a rien de commun, bien sûr, entre celles du palais pontifical et celles de la cité. Après l’incendie, l’écroulement progressif de celles du palais est l’œuvre conjointe du temps et de ceux qui s’emparent de ses matériaux. L’écroulement de celles de la cité est immédiat, après que la décision ait été prise, et les moyens techniques mis en place. L'effacement des tours du château pontifical est le résultat d'un processus lent, dans lequel la récupération des matériaux joue un rôle essentiel, sans volonté de destruction manifeste. La destruction des tours de la cité marque la volonté de les effacer du paysage. De leur passage –si l’on peut dire- sur le terrain, il ne reste rien.
Entre les deux goupes de tours, l’écart est prodigieux. Du prestige de la cour pontificale, à l'étape industrielle, puis à la résidence moderne se dégradant au point qu’on provoque sa disparition, l’inversion est totale. Du jardin, charmant, sans doute, qui serait maintenant une part notable du patrimoine s’il avait subsisté, au site industriel, qui aurait pu lui aussi faire partie du patrimoine, industriel cette fois (le projet de la grange des roues, également à Sorgues, montre que c’est tout-à-fait pensable), la différence est remarquable. On se plait à rêver le voyage dans le temps que la réunion des deux pourrait donner. Quant à la résidence du Griffon, si elle n’a rien de patrimonial, loin de là, elle n’en représente pas moins une part de l’histoire de la ville, dont les vestiges seront, forcément, d’une toute autre nature.
On sait maintenant que le château/palais existait à Sorgues. Le travail de mémoire est fait. Il y a un parcours du patrimoine et les derniers vestiges seront préservés, il faut l’espérer. Les lieux sont toujours vivants. Les jardiniers, qui les ont souvent occupés, les occupent encore, ça et là. Le palais a vécu dans sa plénitude cent ans (à peu près) ; l’usine un peu moins ; la cité/résidence moins encore. Imaginer, en se promenant dans les lieux, les strates de leur histoire, c’est parcourir la richesse du passé, c’est se demander ce que le présent lui doit, ce que l’avenir en tirera. C’est une des multiples façons, qu’on le fasse en flânant ou en étudiant, de « prendre son temps ». Elle ne se limite pas, on s’en doute, à cette petite portion des rives de l’Ouvèze.
Remerciements.
Cet article doit une très grande part de son information aux Etudes Sorguaises, revue dirigée par Raymond Chabert, et qui est un véritable trésor pour tous ceux et celles que l'histoire de Sorgues intéresse. La dixième publication est consacrée au palais papal. L'article de Robert Bézet consacré à l'usine a par ailleurs fourni l'essentiel des informations. On ne saurait trop recommander la lecture des différentes parutions ainsi que la visite du site internet.