L’épidémie de Covid a amené chacun à « rester chez soi » dans la mesure du possible, et à ne « sortir » que quand c’était vraiment nécessaire, en s’accordant une autorisation de sortie confirmée par un formulaire adéquat. L’autorisation évacue d’office la possibilité que l’on n’ait pas de chez soi, que ce soit parce qu’on est un sans domicile fixe, ou un migrant n’ayant encore aucune attache territoriale. Pour eux, le « rester chez soi » a quelque chose de cocasse, ou d’amer, selon la façon dont on prendra l’injonction mais la mesure a été, dans l'ensemble, bien acceptée.
Pendant la durée fixée, rester chez soi est certes difficile quand il faut assumer simultanément le télé travail et l’éducation/occupation des enfants dans un espace réduit. Si on peut également y voir la possibilité de prendre possession du chez soi, d’être enfin à même de s’y poser, rester chez soi quand on est seul et sans contraintes sociales, ou obligé de faire face à des études à distance, présente toutefois de graves inconvénients, dont on s’apercevra un peu plus tard.
Après deux mois, une sortie de l’épreuve et un éphémère retour à une situation quasi normale semblaient laisser entrevoir la fin de l’expérience. La vivacité du virus, la menace qu’il continue à représenter ont de nouveau obligé à un repli "chez soi", à limiter les contacts, à multiplier les précautions.
Cela questionne, du coup, la nature du « chez soi ». La croyance spontanée selon laquelle il est délimité à l’intérieur des murs d’un appartement ou d’une villa est ébranlée par le malaise provoqué par l’absence de sorties. Ce malaise prend des formes aussi bien individuelles (mal être, voire dépression) que collectives (rassemblements transgressifs comme autant de défis). Il oblige à se demander ce que signifie véritablement « habiter », et à réaliser que la réponse à la question « où habites-tu ? » ne se réduit pas forcément à une adresse postale. Au fond, qu’est-ce qu’habiter ?
Cette question forme le titre d’une célèbre conférence tenue par le philosophe allemand Martin Heidegger, tenue à Darmstadt en 1951. Pour Heidegger, elle est primordiale, puisque l’idée centrale de sa philosophie, appuyée sur la sagesse issue de l’origine des mots, est que être, c’est habiter ou, comme il l’écrit par ailleurs, être, c’est « être-là ».
Cette habitation se manifeste pour lui de deux manières : cultiver, c’est-à-dire tirer des ressources de l’environnement en orientant le développement de lois naturelles, et édifier, c’est-à-dire construire des édifices auxquels on va donner un sens, et dans lesquels on va reconnaître son œuvre. L’habitat nous caractérise. Il nous préserve, aussi. Depuis la révolution néolithique (car avant cette période relativement récente, l’humanité était nomade), il est un refuge qui nous abrite des variations du climat et des menaces de la faune environnante.
Cela semble évident, mais Heidegger va plus loin, affirmant que « Habiter, être mis en sureté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent » (ce qui veut dire également pour lui, ce dans quoi nous sommes libres). Or, rester enclos, c’est à la fois se protéger et se séparer de l'extérieur. Une fois acquise ce que l’on appellerait maintenant une identité, à partager avec nos semblables, les « parents », quelle que soit l’extension qu’ils prennent, le reste est hors de notre monde. Ce n’est donc pas vraiment se fermer au monde puisque le monde, dès lors, se réduit à notre enclos. Mais peut-on faire l'impasse sur tout ce qu'il y a dehors. S'enclore, est-ce vraiment habiter ?
Cette définition est bien dans la continuité de la philosophie de Heidegger, dont l’arrière-fond continue de susciter de nombreuses polémiques. Elle fait problème dans la mesure où elle fait de l’habiter un enclos en dehors duquel il n’y aurait qu’étrangeté inquiétante, une version philosophique prémonitoire et définitive du « rester chez soi ». Est-ce encore une vie ?
Etre vivant, ce n’est pas seulement organiser l’intérieur de son organisme de façon à obtenir une certaine constance, ce que les biologistes appellent l’homéostasie. C’est également, pour assurer cette homéostasie, être dans un rapport incessant avec le milieu extérieur pour maintenir à travers ces échanges l’équilibre interne (par exemple la température, la pression...). Cesser ces échanges et enclore totalement le corps amène inévitablement un dépérissement aboutissant à la mort. Ne pas les maitriser, et en particulier ne pas filtrer dans ces échanges ce qui nuit à l’organisme aboutit au même résultat. Il s’agit donc, toujours, de réduire le risque de mort contenu dans les échanges sans pour autant s’enclore. L’habitat, sur ce plan, est comme les corps vivants. Il ne peut se concevoir que dans une relation au monde extérieur. Le maintien d’une identité close est impossible, contrairement à ce que répandent abondamment les idéologies identitaires de plus en plus virulentes, mais l’abolition de l’identité n’est pas plus souhaitable, car elle signifie la disparition de l’organisme qui l’incarne.
En somme, si Heidegger a raison de lier être et habiter, il replie trop vite, ou referme trop vite, si l’on veut, l’habitation. Pour le dire autrement, l’enracinement existe mais l’itinérance (à distinguer de l’errance) existe aussi, mêlant son histoire à celle de l’enracinement. Car l’enracinement, il ne faut pas l’oublier, a aussi une histoire, celle des nœuds autour desquels se sont fixés les échanges avant d’évoluer à nouveau.
Pour comprendre le rapport entre l’enclos et les échanges dans les façons d’habiter, un saut dans le temps peut nous éclairer. Il concerne une mutation significative qui s’est produite dans les communautés religieuses, au XII° siècle. On pourrait la résumer en deux mots : monastères et couvents, métaphores de l’enclos et des échanges. Elle n’est pas sans rapport avec ce qui arrive aujourd’hui. Elle mérite une visite, en commençant par le monastère.
La vie monastique, telle qu’elle s’est instituée dans le Haut Moyen-âge, et perpétuée pendant des siècles, a conçu le monastère comme le lieu du salut, celui des moines le peuplant aussi bien que des hommes et femmes pour lesquelles ils prient. Comme l’a bien formalisé la célèbre division en trois ordres analysée par Georges Duby, il y a, dans la société médiévale, ceux qui travaillent, ceux qui se battent et ceux qui prient (par ordre croissant de dignité, comme il va de soi). Chacun exerce sa fonction pour lui et pour les autres ordres. Pour bien mener la leur, les moines restent dans le monastère, espace clos qui réunit toutes les fonctions de leur existence. Ils n’en sortent que quand c’est nécessaire. Dans ce cas, à la différence des citoyens contemporains munis de leur attestation, ils ne le font pas de leur propre chef mais sous l’autorité du supérieur de la communauté. Comme pour un confinement strict, il est souhaitable qu’ils le fassent le moins possible. Il est donc pensable, comme c’est le cas pour les Chartreux, qu’un moine passe la totalité de son existence, après ses vœux, dans une cellule/appartement, équipée d’un lieu de lecture et méditation (équivalent d’époque du télétravail, mais où la seule connexion, directe et permanente, est avec Dieu, et ne pose donc pas de problèmes techniques), et d’un petit jardin clos (permettant les fameuses sorties et un peu d’exercice tout en restant « chez soi »). Moyennant cela, les moines peuvent rester confinés à l’intérieur du monastère.
Confinés est d’ailleurs un terme abusif en ce qui les concerne. Le monde n’existe plus pour eux. Désormais, le monastère est leur monde, dans le contact immédiat avec Dieu. Il l’est de la même manière, que les écrans sont le monde de nos contemporains quand ils passent devant eux la plus grande partie de leur existence éveillée et de leur activité neuronale (la différence, non négligeable, étant que les écrans n’offrent aucune perspective de salut. Seulement du divertissement). Sans le savoir, et certainement sans le vouloir, le monastère est une belle illustration de l’enclos heideggerien, et c’est pourquoi il finit par montrer ses limites.
L'apparition des ordres mendiants, franciscains et dominicains, au douzième siècle, montre que l’organisation de la communauté religieuse a besoin d'être transformée, car le monde extérieur existe et doit être pris en compte. Aussi, alors que les monastères sont généralement situés dans les endroits les plus isolés possibles, les couvents des ordres mendiants sont implantés à l’intérieur des villes. Les religieux ne cessent d’en sortir pour rencontrer les autres habitants, parcourir les chemins, répandre la bonne parole. Ils n’habitent pas seulement le couvent, ils habitent la ville, en sortent pour se sentir en harmonie avec la nature et ses créatures, qui sont toutes des créatures de Dieu. «Si le monastère était le centre de la vie des moines, les ordres mendiants renversent le rapport à l’espace. L’idée de salut se déplace d’un espace fermé et délimité à l’espace ouvert, étendu et potentiellement illimité du paysage ». Le salut est dans la multiplicité des rencontres qui permettent d’éprouver la « bonne » parole. Habiter n’est plus pour eux se réfugier hors du monde mais au contraire s’y loger des plus diverses manières. La pauvreté qui se donne comme principe de leurs ordres n’est pas étrangère à ce sentiment. Comme Bruno Todeschini l’a montré, ils sont parfaitement insérés dans les milieux marchands, sans que cela soit contradictoire avec leur exigence de pauvreté. Leur but est de faire entrer, dans la circulation des biens et des marchandises, autant d’occasions de salut et de rachat que par les prières. Le commerce a pour eux une signification très étendue, qui ne saurait se limiter à l’échange des marchandises. Il est essentiel. La ville est le complément, plus que l’antithèse de la campagne.
On peut penser que pour ces moines mendiants heureux d’être déconfinés, un monde dans lequel la seule occupation de sortie et « d’échange » serait la visite/achat dans les magasins, et les lieux culturels, de culte, les stades sportifs inexistants ou inaccessibles au public serait une préfiguration de l’enfer, et, en tout cas d’une vie que l’on ne peut qualifier de véritablement humaine. Pour eux, habiter ne peut être se couper du monde, s’enclore, mais, au contraire, tout en jouissant des lieux familiers par leur histoire devenue la nôtre, rencontrer le monde, se connecter avec lui, dirait-on en langage contemporain
Comme au XII° siècle, ce qui se produit de nos jours pourrait être la fin d’une façon délimitée d’habiter qui culmine dans les lotissements dépourvus de tout lieu collectif, mais pourvus en abondance de garages et parkings permettant de s’élancer vers les centres commerciaux ou vers les sites touristiques configurés pour ressembler aux brochures. Dans les dix dernières années, l’espace bétonné, c’est-à-dire enlevé aux terres cultivables, a été consacré de moins en moins à l’habitat et de plus en plus aux centres commerciaux et aux moyens de communication, routes et aéroports, multipliant ainsi les moyens de passage d’un lieu clos à un autre. Dans le même temps les clôtures ont ceinturé de plus en plus d’espaces privés, certaines villas faisant alors penser, en plus spacieux (parfois…), à des cellules de Chartreux où la recherche du confort aurait remplacé celle du salut.
Le confinement a fait exploser cette façon d’habiter en montrant la vanité d’un enfermement dépourvu de sens. Une mutation telle que celle qui a traversé le douzième siècle peut-elle se produire, sous forme laïque cette fois ? Le paysage des villes s’en trouverait transformé, les mentalités aussi. Il faut espérer qu’il ne soit pas nécessaire d’attendre des années, et l’avènement de la 6G, de la 7G, etc… reléguant la 5G dans des communautés archaïques dignes des Amish pour en arriver là.