Lucky Luke

Lettre 2. De Pascal à Goscinny,

Pouvoir et soumission:

Dans son Discours sur la condition des grands, Pascal imagine un naufragé débarquant sur une île où les habitants le reconnaissent comme le roi qu’ils attendaient. Que doit-il faire, lui qui sait parfaitement que seul le hasard l’a amené là, qu’il n’avait jusque-là aucunement pensé à un tel rôle, auquel il n’est pas préparé ? S’il avoue ne pas être celui que les habitants attendent, son sort risque d’être peu enviable. Que peut-il faire d’autre, donc, que transformer ce hasard invraisemblable en destin providentiel, et accepter de revêtir la fonction qui lui est offerte en jouant le rôle du roi ?

C’est ce qu’il fait. Il devient le véritable roi de la tribu. Une « pensée de derrière » lui rappelle que son sacre initial est une imposture. Pascal ne poursuit pas le récit mais on peut imaginer la suite : à mesure que le temps s’écoule, il se persuade de plus en plus d’être le souverain légitime, de sorte que, si par aventure un autre étranger s’avisait de revendiquer sa place, il dénoncerait cet imposteur prétendant se mettre à la place du « vrai » roi.

Par cette fable, Pascal entend rappeler aux « Grands » l’origine arbitraire de leur place, et rien de plus. Il s’agit de combattre leur suffisance pour les amener à une authentique modestie, sans pour autant contester leur statut. Ce n’est nullement un manifeste révolutionnaire. Les Grands sont nécessaires dans la société pour Pascal. Mais il faut leur ôter l’idée selon laquelle le mérite reviendrait à leur seule supériorité, les ramener à plus de modestie.lettre 2 Lucky

Dans cette fable, le peuple, persuadé d’avoir affaire au souverain légitime, ignore l’origine totalement arbitraire de cette souveraineté. Seul le souverain dispose de la  « pensée de derrière », susceptible de lui indiquer d’où vient son pouvoir.

L’album de Morris et Goscinny L’empereur Smith, aventure de Lucky Luke parue en 1976 (c’est l’avant-dernière scénarisée par Goscinny), nous présente la situation exactement inverse. Un mégalomane, assez riche pour payer une cour et des serviteurs susceptibles de se complaire dans son délire, se déclare empereur des Etats-Unis. Il entretient, à ce titre, des relations fictives mais soigneusement organisées avec ce qu’il pense être les grandes cours européennes. Il dispose d’un « palais », son ranch aménagé en conséquence, et d’une garde personnelle recrutée dans les hommes du coin, trop heureux de parader au lieu d’avoir à mener les troupeaux (« on campait toutes les nuits quand on conduisait des troupeaux et on était moins payés », dit l’un d’entre eux p.21). Cette garde est munie d’uniformes de parade mais aussi d’armes tout à fait réelles, dont des fusils et des canons.

Comme le précise la mise au point en fin d’album, un tel personnage a effectivement existé. Se prenant pour "Norton 1er" , il est devenu un divertissement pour les habitants de San Francisco qui se prêtèrent à son jeu sans retenue, lui envoyant des télégrammes signés de chefs d’Etat, publiant des proclamations fantaisistes portant son nom, etc. Après sa mort il entra « de plain-pied dans le panthéon des farfelus qui, à leur manière, contribuèrent à forger la formidable légende de l’ouest ».

L’album commence par la découverte de ce truculent personnage, transposé dans la ville de Grass town. Goscinny lui donne le nom de Dean Smith. Personne ne le prend au sérieux. « Son immense fortune lui a permis d’engager une petite armée et de s’entourer d’un apparat assez grotesque », dit le juge à Lucky Luke, en ajoutant « comme Smith est inoffensif, tout le monde fait semblant de le prendre au sérieux. Ça lui fait plaisir et ça amuse les gens ».

En somme, tout un pays a une « pensée de derrière », comme l’écrirait Pascal, en jouant les sujets d’un empereur de pacotille. Beaucoup le font par distraction, et quelques-uns, les membres de la garde, par intérêt. Lucky Luke découvre ainsi que le village s’offre un spectacle inédit.Lettre2.Lempereur

Survient alors un malfrat, Buck Ritchie, qui entreprend de ridiculiser le prétendu empereur, et en conséquence de rompre l’illusion. Lucky Luke intervient pour l’en empêcher. En récompense, Smith l’invite dans son « palais ». Luke a alors l’occasion de constater avec surprise que les fusils et les canons de la garde sont en parfait état de fonctionnement. Comme le lui explique Smith, c’est un stock issu de la guerre civile que les confédérés n’ont pas eu le temps d’utiliser. Quand cette particularité arrive aux oreilles de Ritchie, aussi ingénieux que malhonnête, ce dernier décide d’entrer dans le jeu de « l’empereur », non pour s’amuser mais afin d’utiliser les armes pour attaquer la banque et s’approprier le butin.

Or, non seulement il y arrive, mais il terrorise les habitants en devenant le maître du village. La force que la lubie de « l’empereur » a mise en place, force d’opérette tant qu’il en avait le commandement, est devenue réelle une fois manipulée par un individu rusé, maintenant puissant.

Dans cette nouvelle situation, tout le monde continue à faire semblant de croire à la souveraineté de Smith, mais plus pour les mêmes raisons. Ce n’est plus pour s’amuser du pseudo empereur, mais de peur de déplaire à celui, devenu « prince », qui a pillé la banque sous la menace et l’action des canons, et peut s’attaquer à quiconque menace son pouvoir.

Il y avait pourtant des autorités dans le pays : un shérif, son adjoint, et un juge. Tous se moquaient comme les autres de « l’empereur ». Maintenant, ils pourraient œuvrer pour que prenne fin cette mascarade, d’autant plus que Ritchie ne cache pas son programme. « Laissons tomber ce patelin, il n’y a plus rien à en tirer ! Passons à la ville suivante. C’est une région riche ici ! Et puis avec l’artillerie on attaquera les diligences, les trains. » (p.25).

Le pouvoir de Ritchie est aussi réel que malfaisant, sous couvert de servir l’Empereur Smith, fantoche désormais aux mains de celui qui en tire pouvoir et bénéfice. Du coup il ne s’agit plus de plaisanter, et ceux qui osent le contester ne sont plus des moqueurs, mais des subversifs. Ils sont rares à en avoir le courage. Seuls le juge et Lucky Luke refusent d’entrer dans le jeu, devenant une menace pour Ritchie. « Nous procèderons à la reconquête des Etats Unis après avoir mis de l’ordre dans cette ville », dit ce dernier, laquais de « l’empereur », subitement habité d’une mission qui inverse totalement les rôles. La fiction de l’empereur devient de plus en plus réalité. Comme le naufragé de Pascal, l’empereur Smith est reconnu et devient authentique. Seul Ritchie, dans toute sa malhonnêteté, reste lucide et ose dire que c’est du délire. « Vous savez les gars, quelquefois je me demande si vous n’êtes pas vraiment dingues » (p.25).

La scène passe alors du grotesque au cauchemardesque. Le shérif, son adjoint, le juge et Lucky Luke sont trainés en procès devant l’empereur Smith et Ritchie. Le shérif et son adjoint font allégeance, s’aplatissent devant le nouveau pouvoir. « J’ai toujours été fidèle à l’empereur, moi » (p.27). Ils dénoncent Lucky Luke, allant jusqu’à dire que « c’est cet étranger qui est venu prêcher la révolte contre sa majesté ». Seuls le juge s’oppose (« Smith, arrêtez ce cirque », ordonne-t-il en vain). Le juge est condamné. Lucky Luke réussit à s’échapper.Lettre2.Norton

Le spectacle qu’offre le village après cet épisode est pittoresque en apparence, désolant en réalité. Tous les habitants courbent l’échine devant le nouvel empereur. Certains commencent à le faire avec un brin de conviction, selon l’impression qu’ils donnent. Quand l’empereur décide de donner un bal, les préoccupations de ceux et celles qui se demandent comment s’habiller et comment se comporter montrent qu’ils ne pensent pas participer à une parodie. La servilité est générale. « Bonjour Prince » (p.35), disent trois habitants en se courbant devant Ritchie. « Bande d’abrutis », leur répond-t-il, se manifestant comme le dernier sain d’esprit d’un pays devenu fou, à l’exception du juge enfermé dans la prison et du cow-boy en cavale.

A ce stade, aucun horizon libérateur ne semble remuer les consciences. L’album s’avère au fond très pessimiste. À la page 39, on peut penser que rien n’empêchera désormais le pouvoir de l’empereur Smith de se pérenniser, ses manifestations glissant de la bouffonnerie vers la réalité. « On dirait vraiment un de ces grands bals des cours d’Europe », dit une des participantes au bal de l’empereur. Ce changement se fait au prix de l’incarcération de la seule personne lucide, et de la menace qui pèse sur ceux qui oseraient s’opposer. « S’ils vous voient, ils vont vous fusiller », dit le juge à Lucky Luke venu lui parler. Une dictature se met en place, qui ne rencontre plus aucun obstacle.

L’album de Morris et Goscinny est au fond beaucoup plus pessimiste que la fable de Pascal qui visait, il est vrai un tout autre objectif. L’intervention du cow-boy solitaire va certes neutraliser Smith, et surtout, enfin, Ritchie. Le village va revenir à la vie d’avant, mais dans un déni complet. « Vous savez, je n’ai jamais pris ces fous au sérieux » dit le shérif. Les habitants portent le juge en triomphe, à la grande colère de celui-ci (« Laissez-moi descendre, bande de coyotes »). Mais c'est l'avenir qui l'inquiète le plus.« Qu’allons-nous faire de tous ces gens ? Ils agissent comme si rien ne s’était passé », demande-t-il à Lucky Luke.

Le problème est là, posé à l’avant-dernière page. C’est celui de tous les pays qui ont connu des situations tragiques lors desquelles se sont révélés des appétits, des lâchetés, des calculs que l’on n’aurait pas imaginés, incarnés dans des individus ordinaires qui désirent se faire oublier dès que le vent a tourné. Qu’allons-nous faire de tous ces gens ? S’est-on demandé en maintes occasions au cours du XX° siècle. Il est impossible que Goscinny n’y ait pas pensé.