Faut-il faire confiance à la science ?
Conférence du 8 octobre 2021. Elle commence par un extrait de Dante, Divine comédie, Enfer, chant XXVI.
Discours d'Ulysse à ses compagnons :
« Considérez votre semence :
Vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
Mais pour suivre vertu et connaissance.
Je rendis, par ce bref discours, mes compagnons
Si ardents à poursuivre la route,
Que j’aurais eu peine, ensuite, à les retenir »
Leur exaltation dure cinq jours. Ils voient une montagne brune, et
« De la terre nouvelle un tourbillon naquit,
Qui vint frapper le navire à l’avant,
Il le fit tournoyer trois fois dans les eaux
A la quatrième il lui dressa la poupe en l’air,
Et enfonça la proue, comme il plut à un Autre,
Jusqu’à ce que la mer fut refermée sur nous ».
Tout se passe comme si Ulysse répétait la faute d’Adam : mordre dans le fruit de la connaissance. Dante met bien en valeur la duplicité du rapport au savoir : L’homme ne saurait se complaire dans l’ignorance de la bête, et en même temps il fait preuve d’un orgueil qui peut lui être fatal.Un soupçon pèse ainsi sur celui ou celle qui ose interpréter le monde à sa manière pour en chercher une vérité. Qui est-il pour oser pareille entreprise ? Et ne pourrait-elle pas mal tourner ? Cette question trouble l’humanité depuis l’origine. Elle est en grande partie la matrice des récits sur Prométhée, et des différentes facettes qu’a pu prendre le personnage. Elle laisse planer le doute sur la façon dont la recherche a pu se dérouler, allant jusqu’à soupçonner, comme dans le récit de Faust, qu’il puisse y avoir un pacte avec le diable. Elle est à la source des malheurs du professeur Frankenstein, qu’on associe au monstre en oubliant que le début du roman est motivé par le souci de dissuader un chercheur d’aller trop loin dans ses investigations. Cette oeuvre de fiction, mais a le mérite de refléter une préoccupation devant la profonde duplicité de la recherche scientifique, que le roman bien connu de Stevenson illustre admirablement. Nous avons vu en extrait du film Dr. Jekyll an mister Hyde, version de 1941, de Victor Fleming, avec Spencer Tracy, Ana Turner, Ingrid Bergman..
La science, forme radicale du savoir, suscite donc la crainte, et même des doutes, voire une franche colère, face aux motivations qui peuvent l’animer. L’espèce humaine ne serait-elle pas, à l’image du discours d’Ulysse dans l’œuvre de Dante, en train de dépasser les bornes, au sens le plus strict, risquant ainsi le juste châtiment de « l’Autre », Dieu ou la nature, Dieu c’est à-dire la nature ?
Nous nous sommes ensuite tournés vers la confiance, nécessaire dans l’existence. Comme l’affirme Hannah Arendt, « La confiance n’est pas une illusion vide de sens. A long terme, c’est la seule chose qui puisse nous assurer que notre monde privé n’est pas un enfer » (H. Arendt, à Blumenfeld le 14/01/1946). La confiance, au départ, c’est la foi. C’est une attitude qui s’enracine dans le vocabulaire religieux. Mais il concerne aussi bien la foi religieuse que les transactions commerciales. Or, si la confiance repose sur la foi et si la foi est garantie par un texte sacré, il n'y a pas de possibilité de mener des investigations contraires à ce texte. Convoqué à Rome afin d’y défendre ses conceptions contre l’accusation d’hérésie, Galilée invite le cardinal Bellarmin, président du tribunal, à regarder lui-même dans le télescope. Ce dernier répond qu’il dispose d’une bien meilleure source de données sur la constitution des cieux : les Saintes Ecritures. Galilée avait pourtant essayé d’argumenter en faveur d’une interprétation libre des écritures (Ecrits coperniciens, cité par Krivine, p181). Mais il avait aussi écrit en 1633 (il Saggiatore) que l’univers était écrit en langage mathématique, et se moquait (dans une lettre à Kepler, 1610), de ceux qui ne cherchaient la vérité « ni dans le monde, ni dans la nature, mais dans la confrontation des textes ». L’église a fini par y voir une menace, et Galilée finit a reconnu officiellement qu’il s’était trompé pour préserver sa vie, tout en restant persuadé du contraire.
Longtemps après, et à propos d’une autre question semblant mettre à l’épreuve le texte biblique, celle de l’âge de la terre, Un médecin et naturaliste allemand, Johann Gottlob Krüger (1715-1759), constate que la méthode biblique a l’avantage de fournir une datation. Faut-il en chercher une autre ou se contenter du texte ? Il remarque sagement :« L’histoire de Moïse parle d’un déluge universel. Nous sommes bien obligés de le croire, et nous ferions bien de nous en tenir là. Mais une démangeaison de tout prouver nous fait chercher des arguments pour vérifier un fait dont personne ne doute ; et pour peu que nous en trouvions d’apparents, nous nous érigeons en Démonstrateurs de l’histoire sacrée pour la cause commune de la religion. Je ne blâme pas l’intention ; mais l’expérience fait voir que ce zèle indiscret a souvent des suites très dangereuses : car qui avaient cru le fait simplement sans en demander de preuves, auraient toujours continué de le croire, et ceux qui étaient dans la disposition d’en douter, y seront surement entretenus, et même confirmés, en voyant l’insuffisance de nos arguments pour les convaincre » (cité dans Krivine, La terre, des mythes au savoir, p37). Une démangeaison, un zèle indiscret, des suites dangereuses. Tous les ingrédients d’une mise en question de la confiance s’y trouvent, même si Krüger est réaliste en concluant sur l’insuffisance des arguments pour convaincre. Convaincre et non persuader, là est sans doute la différence capitale entre la confiance non éclairée et la démarche scientifique.
La démarche scientifique ne peut procéder de cette manière. Elle procéde par des vérifications expérimentales, qui permettent de valider le système. Ce n’est plus une croyance mais un processus, dont l’histoire a montré qu’il était rarement linéaire et souvent polémique. Arnaud, (La logique de Port Royal, IV, chap.12) précise que « il y a deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est vraie. La première est la connaissance que nous en avons par nous-mêmes, pour en avoir reconnu et recherché la vérité, soit par nos sens, soit par notre raison (…). L’autre voie est l’autorité des personnes dignes de croyance qui nous assurent qu’une chose est, quoique par nous-mêmes nous n’en sachions rien. Ce qui s’appelle foi ou croyance ». La connaissance directe est certes le meilleur moyen d’avoir une certitude, mais il n’est pas possible de tout vérifier et le démarche scientifique est forcément liée à des recherches menées par d’autres, pour lesquelles il faut des procédures de contrôle qui, à défaut de reprendre tout le processus, permettent un peu de confiance. Dans ce cadre, tout peut et doit être examiné, à condition de ne pas préjuger du résultat. Mais il convient de distinguer les fables, les histoires, les impostures, de la démarche proprement scientifique.
Les résultats peuvent être surprenants. Face à une histoire ou à un récit qui parait invraisemblable, nous avons toujours la possibilité de nous laisser bercer par lui, ce qui est tout à fait légitime, ou d’en vérifier la véracité. Devant un film de science-fiction, par exemple, ou la mise en scène d’une étape de l’histoire de la science, nous pouvons privilégier le plaisir éprouvé à suivre l’histoire. Des physiciens disent ainsi être plus attirés par la qualité d’un film que par la vraisemblance de ce qui est mis en scène. S’ils sont sollicités en tant que spécialistes, le regard est différent. Le sentiment d’être dans le vide spatial, par exemple, est analysé par des astronautes qui valident, au pas, la cohérence de ce qui est montré. Le regard des scientifiques sur le film est un regard d’expert. Il prend ce qui est montré au sérieux, y compris dans les cas (apparemment) les plus farfelus. C'est ce qu'a montré l'exemple du film Là haut, (studio Pixar, de Pete Docter et Bob Peterson, 2009). Cet exemple montre également l'écart entre la science, et ce qu’on pourrait appeler la techno science, ou entre la recherche pure et la recherche appliquée.
Les applications de la science sont omniprésentes, et incontestables. Les théories de l’électricité, de l’électromagnétisme, les théories chimiques ont produit une multitude d’applications qui font la trame de notre quotidien, et ne réclament aucune confiance sur le plan théorique puisque « ça marche », même si nous sommes incapables d’expliquer pourquoi. Si un problème se pose, comme le fait remarquer Gaston Bachelard, ce n’est pas à cause de la science, mais c’est parce qu’il n’y a pas assez de science, parce un ou plusieurs éléments déterminants n’ont pas été pris en compte. Les tâtonnements inhérents à toute nouvelle pratique, que ce soit pour l’éclairage électrique, la photographie, le véhicule automobile, etc, sont l’’entrecroisement d’essais, de bricolage parfois, de théories qui en rendent compte ou les précèdent. Viennent s’y mêler, souvent, les intérêts économiques, et parfois les intérêts politiques, qui orientent vers telles ou telle solutions. Dans ce mouvement général, la science ne cesse de produire de nouvelles théories, de nouveaux schémas d’explication.
Ce n’est pas la confiance qui en est le moteur, ou le fondement, mais l’incessante tension entre la réalité et la façon dont elle tente d’en rendre compte. Parler de confiance par rapport à elle est donc, au sens strict du terme, déplacé et au fond, la question « Faut-il faire confiance à la science ? » N’a guère de sens. Mais comprendre pourquoi elle n’a guère de sens, alors qu’on ne cesse de la poser, permet de mieux la situer.
La confiance, la foi, est un rapport entre soi-même et les autres, plus qu’un rapport à la connaissance. Elle est liée à notre condition propre, qui est de croire parfois que l’autonomie et l’indépendance sont la même chose. Or, comme le dit Michela Marzano, « c’est une chose d’apprendre à compter sur soi et se faire confiance, tout en reconnaissant la dépendance qui nous lie à ceux en qui nous avons confiance. C’en est une autre de croire que l’autonomie est synonyme d’indépendance et que, pour être autonome, il ne faut pas faire confiance aux autres. Se méfier de tout le monde est au contraire la preuve d’une très faible confiance en soi, d’une estime de soi défaillante. La méfiance fleurit sur nos fragilités » (Le contrat de défiance, p246).
La confiance concerne donc une relation plus qu’un savoir. Quand on se méfie du savoir pour des raisons autre que scientifiques, c’est qu’entrent en jeu des intérêts, des sentiments, des rapports de pouvoir.
« Sitôt que la raison est contre un homme, disait Hobbes, cet homme sera contre la raison » (Eléments du droit naturel).
Rien de plus difficile, par conséquent, que de faire valoir les droits de la raison à quelqu’un qui ne se préoccupe que de la comparaison des intérêts et des puissance. Les mathématiques ne suscitent pas ce genre de controverses parce que dans leurs opérations la vérité ne s’oppose pas aux intérêts des hommes. Mais, ajoute Hobbes, « s’il eût été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d’un triangle soient égaux aux deux angles d’un carré, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée, par la mise au bucher de tous les livres de géométrie, pour autant que cela eût dépendu de celui à qui cela importait » (Léviathan, XI, 21, publié en 1651).
La science ne demande aucune confiance, mais une incessante vérification de la validité de ses théories. Les récentes données recueillies sur Mars ont montré que la théorie selon laquelle la surface de la planète s’apparentait à celle de la terre doit être revue, sinon remplacée. Il n’y a pas d’équivalent de la croute terrestre. Les scientifiques sont ravis de cette découverte qui remet pourtant en question nombre de travaux précédents. Mais aucun livre sacré n’est en question ici. Aucun pouvoir politique n’a un quelconque intérêt dans la théorie. Ils peuvent donc travailler tranquillement. Sur ce plan au moins, on peut leur faire confiance. Ils savent se méfier des vérités établies.
Nous débouchons donc sur un paradoxe : c’est parce qu’elle se méfie, qu’elle demande des preuves, qu’elle cherche à débusquer les préjugés, qu’on peut faire confiance à la science. L’argument d’autorité n’y a aucune place. Il ne faut donc pas se méfier de la science, mais de ceux qui abusent de l’argument d’autorité, même –et surtout- si ce sont des scientifiques, ou des prétendus scientifiques. Ce sont aussi des êtres humains susceptibles de tomber dans l’hubris que leur confère leur statut. C’est celui-ci dont il faut se méfier. La meilleure des réponses à la question est donc dans l’histoire des sciences.