Peuple et nation.

Les conceptions félibréennes au XIX° siècle.

Le félibrige est fondé en 1854, mais il s’appuie sur une histoire qui s’est élaborée au cours du demi-siècle précédent. Cette histoire produit des effets à mesure que le succès du félibrige, et celui de Mistral en particulier, s’affirment. L’association de poètes dont il est un des fondateurs tend à se transformer en organisation du peuple provençal. Elle se donne pour but de lui faire prendre conscience de son histoire et de sa valeur. De là à se découvrir prophètes nationaux, il y a un pas que les félibres ne franchissent pas, malgré quelques tentatives –ou tentations- à cause du spectre du séparatisme, qu’ils veulent éviter à tout prix. Le félibrige est en quelque sorte au bord du national, et il est intéressant de voir les conditions qui l’y ont amené, et les raisons pour lesquelles il n’a jamais franchi le pas.

1.Une histoire potentiellement nationale.

La structure de base d’un récit qui pourrait être national est fournie par les travaux historiques, histoires constituant les bases d’une histoire potentiellement nationale. La redécouverte, dans le sillage de l’œuvre de Herder, des traditions populaires, et la mise en valeur du riche passé des troubadours en sont l’élément essentiel.

L’œuvre de Bernard Mary Lafon, L’Histoire politique, littéraire et religieuse du Midi de la France (1845) constitue la référence des érudits occitans pendant au moins un demi-siècle. Elle reprend l’histoire de la croisade des Albigeois, perçue comme une lutte entre la civilisation et la barbarie. Comme ses prédécesseurs (Sismondi, Thierry), Mary Lafon oppose un Midi éclairé et bourgeois à un nord encore englué dans la féodalité sous l’autorité des barons renforcée par l’église de Rome. Les uns et les autres s’effraient d’une floraison qui constitue pour leur pouvoir une menace objective.

« La ruse habile des premiers (clercs italiens) et la brutale barbarie des seconds (barons français), en envahissant les contrées méridionales, y trouvèrent deux obstacles très grands: le développement des lumières, d’abord et ensuite l’établissement municipal ».

Le Midi de Mary Lafon est menaçant pour l’ordre aristocratique et clérical, dans la mesure où il donne une nouvelle base à la société. Sur ce point, il est conforme à ses prédécesseurs. Mais Mary Lafon ne s’en tient pas à un conflit opposant civilisation et lumières d’un côté, despotisme et obscurantisme de l’autre. Les villes méridionales tendent également à former une nation.

« Ainsi donc les cités libres ou municipales, les républiques de Provence, et les villes nouvelles ou consulaires, formaient cette bourgeoisie unie étroitement et forte qui, placée entre la noblesse et l’église, était comme la colonne vertébrale de la société »[i]. Cette insistance sur les villes fait écho à ce que Fichte, dans les Discours à la nation allemande (1807), disait des villes et de la nation allemande. (« Je ne me livrerai pas à une comparaison entre les citoyens des villes impériales allemandes du moyen âge et les autres classes sociales de cette époque (…); mais, comparés à ceux des autres nations germaniques, nous verrons que les bourgeois allemands furent des bourgeois instruits, tandis que les autres n’étaient que des barbares »)[ii]. La nation allemande prospère, bourgeoise et urbaine est détruite par la barbarie des princes. Rien n’empêche d’y voir une analogie avec la destruction de la nation méridionale par les barbares du nord. Cette opposition se retrouve dans le récit de Mary Lafon, mais avec une variante importante. Ce n’est pas seulement la rapacité qui motive la destruction, mais une « haine nationale », dont on peut penser, même si ce n’est pas dit, qu’elle oppose une nation à une autre.

« Les moines de Citeaux s’abattent comme un essaim d’oiseaux de proie sur le Languedoc, la France et la Provence, et remplissent toutes les chaires de cris de guerre. Une croisade est résolue. Tout le nord, poussé par la vieille haine nationale, se rue sur le Midi »[iii].

La guerre produit une réaction d’unité de l’ensemble de la population et les clercs, présents dans la société méridionale, n’y peuvent rien. « Forcées, dès lors, de se prononcer, de porter leurs sympathies et leur confiance vers les Parfaits, hommes de savoir et de mœurs pures, ou vers les clercs, gens pour la plupart aveuglés par l’ignorance et plongés dans le dérèglement, les populations intelligentes du Languedoc n’hésitèrent point. Elles se rangèrent du côté des Parfaits »[iv].

Il faudrait être bien peu éclairé, en somme, pour manifester encore quelque sympathie pour les envahisseurs. On retrouve donc les traits essentiels du récit national fixé par Fichte une quarantaine d’années plus tôt. L’opposition entre civilisation et barbarie, liée à l’urbanité, agit comme révélateur d’une nation. Fichte ajoutait que « pour ranimer l’esprit allemand, le moyen le plus efficace serait la publication d’une histoire exaltante des Allemands pendant la période dont nous nous occupons »[v]. Il n’y a pas chez Mary Lafon d’histoire exaltante des Occitans, mais on y apprend qu’une société éclairée a été détruite par la haine de ceux qui y voyaient une menace. Le cadre est donc fixé pour que cette histoire puisse exister.

Ce n’est pas pour autant chez lui une histoire nationale exclusivement occitane. Les contours de cette nation éclairée « potentielle » sont beaucoup plus vastes. C’est un grand sud qui aurait pu être réuni. Charles d’Anjou, dit Mary Lafon, aurait pu former une nation et « réunir cette Italie si fractionnée à tous les peuples parlant la langue provençale et, se confédérant avec la péninsule d’un côté et les îles méditerranéennes de l’autre, constituer au midi de l’Europe la plus forte, la plus florissante des nations »[vi]. Cette configuration originale (unissant l’Italie, encore fractionnée à l’époque où il écrit, l’Occitanie, et la Sicile, la Sardaigne et la Corse) n’aura pas d’autres chantres. Elle peut toutefois attacher, à partir d’un événement fondateur qui se situe en Occitanie, une conscience nationale à une histoire, matériau nécessaire de toute revendication nationalitaire.

Avec l’œuvre de Mary Lafon un schéma est posé, dans un contexte de redécouverte d’une littérature, que d’autres récits vont pouvoir utiliser, et dans lequel la croisade des albigeois pourrait très bien être un des éléments d’un récit national occitan.

Les félibres en semblent loin, lors de leur fondation qui est exclusivement poétique. Mais ces poètes vont très rapidement avoir l’ambition et la prétention de représenter, puis d’incarner un peuple tout entier, et avec ce rapport au peuple la question de la nation ne pourra pas éviter d’être posée. Les premiers vers de Mirèio sont très révélateurs à cet égard. La première formulation des deux vers liminaires était : Cante uno chato que, pecaire, Pousqué pa’ vé soun calignaire. (Je chante une jeune fille qui, hélas, ne put avoir son amoureux). Elle devient ensuite : Cante uno chato de Prouvenço (Je chante une jeune fille de Provence). On passe d’une histoire privée, en quelque sorte, à une dimension générale. C’est d’un pays qu’il est question à travers l’histoire de cette jeune fille, qui acquiert alors une dimension emblématique, on pourrait dire une dimension nationale, puisque tout le peuple se reconnait dans les personnages de Mireille.

Les félibres peuvent donc commencer à considérer, au vu du succès de leurs productions, de l’œuvre de Mistral et de l’Armana prouvençau (l’almanach provençal, qui connaît un beau succès) ainsi qu’un certain nombre de manifestations, qu’ils représentent effectivement ce que l’on pourrait appeler, et en tout cas ce qu’ils appellent le peuple provençal. On peut bien sûr émettre des doutes sur la réalité de ce peuple, considérer qu’il s’agit d’un peuple idéal basé sur une ruralité qui ne reflète pas la totalité du pays et néglige trop les centres urbains et les signes de la modernité, mais la construction de ce peuple authentique, avec ses traditions, ses coutumes et en particulier sa langue, se révèle efficace à bien des égards. Forme-t-il pour autant une nation ? Ce n’est jamais dit clairement mais le contexte s’y prête et c’est à partir de quelques lignes qui voulaient simplement apporter une précision sur un texte poétique que la polémique va se déchainer.

2.La note de Calendal.

La polémique prend naissance lors de la publication en 1867 de Calendal, le deuxième poème de Mistral (soit treize ans après la fondation du félibrige, et huit après la publication de Mireille. A noter également, en 1866, le poème La Coumtesso). L’histoire de Calendal, dans son ensemble peut être vue comme la métaphore de la Provence enchainée à un maître tyrannique. Le texte qui nous intéresse se trouve dans une note sensée expliquer l’allusion à des barons « picards, allemands et bourguignons » faite au chant premier du poème.

« Quand les barons picards, allemands, bourguignons, allusion à la guerre des albigeois et aux sièges de Toulouse et de Beaucaire par les envahisseurs du nord », précise Mistral. Mais il ne se contente pas de cette précision sur une allusion du poème, et transforme la croisade à motifs religieux en affrontement national.

« Bien que la croisade commandée par Simon de Monfort ne fut dirigée ostensiblement que contre les hérétiques du Midi et plus tard contre le comte de Toulouse, les villes libres de Provence comprirent admirablement que sous le prétexte religieux se cachait un antagonisme de race ; et quoique très catholiques, elles prirent hardiment parti contre les croisés.

Il faut dire, du reste, que cette intelligence de la nationalité se manifesta spontanément dans tous les pays de la langue d’oc, c’est-à-dire depuis les Alpes jusqu’au golfe de Gascogne et de la Loire jusqu’à l’Ebre. Ces populations, de tout temps sympathiques entre elles par une similitude de climat, d’instinct, de mœurs, de croyances, de législation et de langue, se trouvaient à cette époque prêtes à former un Etat de provinces-unies. Pour que cette force éparse prit vigoureusement conscience d’elle-même, il ne fallait plus qu’une occasion : une guerre d’intérêt commun. Cette guerre s’offrit, mais dans de malheureuses conditions (…) ».

Une « bonne » guerre aurait pu cimenter l’unité nationale occitane. Son issue fut malheureusement mauvaise, et Mistral en prend son parti à regret.

« Il fallait, paraît-il, que cela fut pour que la vieille Gaule devint la France moderne. Seulement, les Méridionaux eussent préféré que cela se fit plus cordialement et désiré que la fusion, n’allât pas au-delà de l’Etat fédératif. C’est toujours un grand malheur quand par surprise la civilisation doit céder le pas à la barbarie, et le triomphe des Franchimands retarda de deux siècles la marche du progrès (…).

Mais la sève autochtone qui s’était épanouie en une poésie neuve, élégante, chevaleresque, la hardiesse méridionale qui émancipait déjà la pensée et la science, l’élan municipal qui avait fait de nos cités autant de républiques, la vie publique enfin circulant à grands flots dans toute la nation, toutes ces sources de politesse, d’indépendance et de virilité étaient taries, hélas ! pour bien des siècles »[vii].

On retrouve dans cette note tous les éléments du récit national. Il y a la nature commune « de tout temps », portant sur l’essentiel, à savoir la langue, les mœurs et même la législation. Il y a un génie national, une « intelligence de la nationalité » qui ne demande qu’à se manifester et se manifeste d’ailleurs mais, hélas, dans de mauvaises conditions. Civilisation et barbarie opposent le nord et le midi pour finir par la victoire regrettable de ce dernier. Au passage, Mistral a tout de même évoqué la possibilité d’un Etat des provinces-unies du Midi. C’est de l’histoire, certes, et du passé. Il n’y a pas d’appel à la résurrection de la nationalité, au besoin par un nouveau conflit, ni de prophétie tonitruante. En ce sens, cette note n’est pas comparable aux textes nationalistes qui lui sont contemporains[viii]. Mais on pourrait considérer que la porte d’un avenir national n’est pas totalement fermée. Les sources de la nationalité sont taries « pour bien des siècles », pas pour toujours. Il y a une allusion à l’Etat fédératif, et cette ouverture est suffisamment insupportable à nombre de lecteurs qui y voient un récit périlleux pour l’unité française.

Le texte de Mistral, et le poème qui l’explique, ne seraient-ils pas le commencement d’un printemps du peuple occitan, qui pourrait alors invoquer le principe des nationalités, et par là-même remettre en cause l’unité nationale ? Sorti de son contexte et prise pour un manifeste nationaliste, la note de Mistral n’interdit pas cette interprétation, et des lecteurs y verront sans hésiter une tentative séparatiste. Pouvaient s’ajouter également des soupçons relatifs à la rencontre avec les Catalans, et Balaguer en particulier, et on peut penser que ce dernier n’est pas étranger à la (relative) radicalisation du discours de Mistral. Mistral et le félibrige se retrouveront enrôlés, pour certains, dans le cas des activistes nationalistes et, du point de vue français, dans celui des séparatistes.

C’est l’argumentation d’un ancien félibre, Eugène Garcin, qui juge l’affaire assez grave pour consacrer un ouvrage entier à la dénonciation des prétentions nationales dont Calendal pourrait être le livre de référence. Dans cet ouvrage, Les Français du nord et du midi, La note de Calendal est prise très au sérieux. Il s’appuie pour cela sur un commentaire de l’œuvre de Mistral par l’Armana prouvençau de 1867 dont il cite le passage le plus « subversif »[ix] :

« Cette nouvelle œuvre de notre chef, œuvre de sept années, œuvre d’enthousiasme et de virilité, va passionner toutes les âmes généreuses et asseoir notre Provence dans sa conscience de nation (e asseta, dit le texte, nosto Prouvènço dins sa counscienci de nacioun) ». Il s’agit bien pour Garcin d’un récit national et tous ses efforts sont destinés à en montrer la nature nocive, puis à en réfuter les fondements dans une seconde partie intitulée « La nationalité française ».

La première partie est consacrée à la « nationalité inattendue » qui serait défendue par Mistral. Garcin s’attache à montrer que rien ne peut laisser voir les prémisses d’une nation dans le Midi de l’époque et, en particulier, qu’il n’y a pas d’unité nationale. La meilleure preuve en est donnée au chapitre V : « Qui appela la croisade au Midi ? Le Midi ! » affirme le titre du chapitre. Ce sont donc des Occitans qui sont à l’origine de la croisade, voulue par une partie de la société même si –car il est difficile de dire le contraire- elle est subie par une autre.

Dans la deuxième partie du livre, consacrée à la nationalité française, il refuse l’idée d’une nationalité provençale, constatant que « depuis le jour où elle-même, la Provence, appela les Romains, il n’est pas une province qui ait eu plus de maîtres étrangers »[x]. L’argument est maladroit, car maints mouvements nationalistes s’appuieront précisément sur le fait qu’ils ont toujours vécu sous le joug de l’étranger pour revendiquer le droit de s’en libérer enfin, mais Garcin l’accompagne d’une mise en pièce des caractères nationaux des Provençaux. La langue et les caractères, en particulier, n’y constituent nullement une nation, pas plus que l’histoire. « Grattez le Français, vous trouverez le Gaulois », conseille-t-il, et si cet impératif ne brille pas par sa rigueur, il dit néanmoins clairement qu’il ne saurait y avoir de trace d’une nationalité occitane.

Cette réfutation s’appuie sur une conception de la nation qui refuse de considérer que c’est à partir de caractéristiques prétendument communes que la nation se forme. Bien qu’il cite Fichte au début de l’ouvrage –mais il est vrai que l’ensemble ne fait pas preuve d’une grande rigueur- Garcin s’appuie sur l’histoire considérée dans son ensemble, et cite un discours de Thiers préfigurateur des propos de Renan[xi].

« La vraie nationalité se distingue par le caractère des peuples, elle est là, marquée en traits ineffaçables. Et l’on croit chercher les signes de la nationalité dans les traits du visage, dans les origines, dans les patois conservés au fond de quelque province ! Non messieurs. La nationalité, c’est celle que le temps nous a donnée en nous faisant vivre sous le même gouvernement, en nous exposant aux mêmes vicissitudes, en nous donnant les mêmes joies et les mêmes douleurs. Voilà le seule nationalité vraie, la seule incontestable.

Faudrait-il donc, avec votre système, aller sur un point de notre frontière, demander quelle langue on y parle ? (Ex de l’Alsace. Si on disait aux Alsaciens il faut se séparer de nous). L’Alsace protesterait toute entière, et la nation française avec elle ». Garcin y ajoute des propos de Charles Fauvety.

« Il ne faut pas chercher la nationalité dans la race, qui n’est que l’un de ses éléments constitutifs. La construction séculaire d’une nationalité exige des éléments divers. Ces éléments ne peuvent être fournis que par la fusion de plusieurs races »[xii].L’utilisation faite par Garcin du débat sur l’idée de nation, à travers l’insistance qu’on peut porter sur des caractéristiques « naturelles » ou sur un processus historique est certes loin d’être la plus rigoureuse qui soit. Mais elle agite avec force le spectre du séparatisme et c’est suffisant pour que Mistral, qui ne veut être un prophète national que sur le plan littéraire, se montre à partir de là beaucoup plus réservé sur la question.

Cette critique virulente, jointe aux autres réactions, amène Mistral à marquer le plus vite possible son absence totale de visée séparatiste et son attachement à la France. En 1868, dans le discours qu’il adresse à Saint-Rémy aux félibres catalans. Mistral affirme qu’il faut que le peuple connaisse son histoire, et le fait qu’il s’est toujours défendu. Il énumère les ennemis qu’il a eu à combattre : la Rome de César, les Sarrasins, les « faux croisés de Simon de Montfort », et les lansquenets de Charles Quint. La croisade a perdu son caractère emblématique. Elle est englobée dans une résistance séculaire et multiforme. Et pour lever toute ambiguïté, Mistral ajoute qu’il « faut que notre peuple sache que nos ancêtres se sont joints librement, mais dignement à la France généreuse » et termine son discours par un salut « à la Catalogne, notre sœur, à l’Espagne, notre amie, à la France notre mère ».

Quand il fait allusion, par la suite, à la croisade, c’est en termes très allusifs et imagés, au point de rendre l’épisode méconnaissable. En 1878 (dix ans après, donc), à Montpellier, il décrit le brillant siècle des troubadours, puis se demande ce qui a obscurci cette floraison. Il dit que « la tête du Midi tomba sous le fer » et que les châteaux démantelés en témoignent (Toulouse, Carcassonne, Béziers, Beaucaire). Mais on n’en saura pas plus.

La note de Calendal a toutefois laissé des traces, et Mistral y revient pour la sainte Estelle de 1882 (quinze ans après, cette fois !), qui se tient à Albi, le 24 mai, face à un auditoire dont il devine les attentes. Il commence prudemment par se placer dans un cadre cosmique. Il évoque les forces centrifuges et centripètes qui agitent le monde, utilisant malicieusement à propos de ces dernières l’image de la pierre d’une fronde[xiii]. Ces forces jouent à l’intérieur d’un équilibre, un ordre « miraculeux », qui entraine l’harmonie éternelle du monde.

C’est bien entendu une conception du monde très générale. Qu’en est-il de la France ? La France, dit Mistral, a « lutté pendant de longs siècles pour avoir l’unité ». Dans cette lutte de la France pour l’unité, le Midi a eu sa part. « Le Midi, nous pouvons le dire, s’est donné tout entier à cette entreprise, a tout sacrifié pour l’union, pour la paix, pour la grandeur de la patrie ». Le Midi n’a pas été sacrifié mais s’est sacrifié sur l’autel de l’unité nationale et « grâce à Dieu, l’unité est faite ». La note de Calendal est bien loin. Cette proclamation de fidélité à l’unité permet à Mistral, en renouvelant en paroles le « sacrifice » du Midi, d’avancer en toute sérénité des revendications félibréennes débarrassées de tout soupçon de séparatisme.

Peut-on en rester là, pour autant, dans un discours prononcé à Albi, et devant un auditoire dont il connait les attentes ? Mistral ne contourne pas la difficulté. Il devine le « segren » (chagrin, émotion causée par un lieu désert) qui émeut ses auditeurs. Mais loin de moi, dit-il, de vouloir faire renaitre une indignation bien morte. « Nous ne voulons pas savoir, maintenant, qui était l’ennemi, qui avait raison ou tort. Le sang qui a coulé a cimenté l’unité de la France ». Mais les morts ont droit au souvenir quand ils sont tombés dans la bataille. « Tout homme qui défend le sol de sa patrie, qui lutte et meurt pour elle, mérite la mémoire du pays ».

Dans cette étonnante composition, Mistral demande le souvenir pour les morts de la guerre des Albigeois tombés pour leur pays, en les replaçant dans le cadre général de l’histoire de France. Sans aller jusqu’à dire qu’ils sont morts pour la France, affirmation qui peut passer encore moins devant son auditoire qu’ailleurs, il produit un mixte d’oubli et de mémoire. Les morts, tous les morts de la « lutte pour l’unité » (et non de la « croisade », encore moins de « l’invasion ») des Albigeois entrent dans le cadre de l’histoire de France. La façon dont ils y sont entrés importe peu maintenant, et le récit national occitan est bien enterré. Ernest Renan, qui a prononcé la conférence Qu’est-ce qu’une nation ? à peine deux mois plus tôt (le 11 mars) n’aurait rien trouvé à redire, bien au contraire, à cet oubli/souvenir d’un épisode de l’histoire de France.

S’il faut être encore plus explicite, Mistral n’hésite pas comme à Sceaux en 1884, devant les félibres parisiens. L’union de la Provence et de la France y est décrite dès le début comme un mariage librement consenti : « La Provence indépendante s’est donnée librement à la nation française ». Le peuple provençal s’unit « par amour au peuple qui lui plait », et la demande concernant la langue est modeste. Il faudrait lui faire dans les écoles, dit Mistral, « une petite place à côté du français ». Il s’efforce donc à nouveau, et les félibres avec lui, de réparer l’impression faite par la note de Calendal, et les conséquences qu’on pourrait en tirer. Dans les discours et déclarations officielles, c’est la France qui est une nation et rien de ce qui pourrait ressembler à une revendication nationale ne sera plus dit. Il y a à cela deux causes principales et convergentes. Après le reflux des tentations politiques, d’une part, le félibrige redevient et restera une association poétique qui se réclamera constamment apolitique. D’autre part, comme l’a montré Philippe Martel, la carrière et les ambitions des félibres se situent dans un cadre français, et plus précisément parisien, qui n’offre pas d’alternative à la nation française.

3.Volonté d’apolitisme et félibrige parisien.

En tant que représentants du peuple provençal, c’est en effet sur le plan de ses coutumes et de sa langue que les félibres veulent influer, sans prétendre aucunement se mêler du gouvernement. Cela les éloigne de l’action politique, et les prive d’une action effective sur le peuple contemporain. De ce fait, l’écart est de plus en plus grand entre le peuple qu’ils conçoivent et celui qu’ils rencontrent Cet écart entraine des désillusions régulières mais n’entame pas leurs convictions. Il y a un peuple authentique, et même s’il n’était plus constitué que de dix familles, écrit Mistral en 1882, elles « représenteraient la noblesse de la vieille Provence et seraient saluées le chapeau à la main ». Cette mise en scène du dernier carré des Provençaux n’a rien d’un programme visant à propager un esprit national. Elle va devenir parfaitement compatible avec les manifestations folkloriques, y compris aux yeux des Provençaux, et conforter les félibres dans leur rôle de gardiens de l’authenticité. Dans cette perspective, une revendication nationale plongerait dans le tourbillon de « la politique », qui a tendance à devenir, à partir de là, une expression péjorative. Les proclamations d’apolitisme, l’insistance sur le fait qu’on trouve dans le félibrige des personnes de toutes les tendances, mais qu’on n’y parle jamais politique, deviennent dès lors récurrents. Pourvu qu’on les laisse faire la fête et parler leur langue (l’enseigner, c’est autre chose), disent les félibres, les Provençaux s’estimeront satisfaits. Une revendication politique jetterait le trouble dans le peuple, et parmi les félibres. Une revendication nationalitaire les rendrait suspects en France et plus particulièrement à Paris, ce que les félibres veulent éviter. L’apolitisme est par conséquent un principe régulièrement invoqué.

Car c’est à Paris que les félibres, et Mistral le premier, recherchent et obtiennent (mais sur la base d’un malentendu), une certaine reconnaissance. Il existe un félibrige parisien dont les membres sont non seulement des écrivains et poètes mais aussi des notables, députés, ministres. Ce félibrige parisien est le point de départ pour des tournées dans le Midi qui seront l’occasion d’autant de fêtes, d’inauguration de statues et de discours. Philippe Martel a bien montré que ces voyages quadrillaient le territoire occitan et créaient autant d’événements mémorables. La célébration des gloires locales s’y fait de fait dans le cadre français. Les discours, tenus à Paris, quant à eux, confirment souvent l’ancrage national/français du félibrige. Les félibres parisiens peuvent ainsi s’entendre dire par Michel Bréal en 1890  « Vous n’êtes pas de ceux qui pensent que l’homme appartient sans réserve aux formes du passé et que sa destinée lui est dictée à l’avance par le nom qu'il porte, par la langue qu'il parle, par la religion qu'il a reçue, par la latitude où il est né. Vous êtes trop Français pour adopter ces théories exotiques »[xiv]. Ils sont sans doute peu à apprécier sur le fond le discours, mais les propos de Bréal renvoient en même temps une image de leur action sans ambiguïté

Bréal n’est pas félibre mais des discours liés à la nation française sont également tenus à l’intérieur du félibrige. Le félibre et homme politique national Maurice Faure, la même année, dans un des voyages félibréens dans le sud-ouest, se réfère non plus à la croisade ou à l’union de la Provence à la France, mais directement à la Révolution. Le Midi, pour lui, a sa part à l’histoire de France, grâce aux volontaires gersois de la Révolution. « Si cette vieille et généreuse terre de Gascogne, s’est-il écrié, si votre vaillant département du Gers ont marqué leur empreinte ineffaçable dans l’histoire de la Révolution française, ce n’est pas seulement par l’éloquence de leurs orateurs ou la plume de leurs écrivains, c’est encore, c’est surtout par l’héroïsme de ces enfants du peuple qui, enflammés de l’amour de la patrie, champions enthousiastes des principes de 1789, s’élevèrent par la seule force du courage et du caractère, jusqu’aux premiers rangs de l’armée et conquirent glorieusement l’immortalité en sauvant le pays de l’invasion étrangère ». L’insistance à mettre en valeur les héros révolutionnaires n’était certainement pas du goût de tous mais montre qu’on peut être à la fois félibre et pleinement intégré à l’histoire nationale.

A quelques épisodes près (nous allons voir le principal), l’idée d’une nation provençale disparait donc du champ politique et les félibres ne peuvent plus être accusés d’en être les propagandistes. La sulfureuse référence à la croisade s’efface. Les proclamations d’apolitisme équilibrent, ou du moins tentent d’équilibrer la composante très conservatrice de certaines écoles et de certains auteurs félibréens. On reprend très souvent la citation de Félix Gras, qui sera chef (le terme félibréen est « capoulier ») du félibrige. « J’aime mon village plus que ton village, j’aime ma Provence plus que ta province, j’aime la France plus que tout », (comme le fait Camille Pelletan à Paris en 1905). On parle de grande et de petite patrie, de patrie et de matrie (selon l’expression de Berluc-Perussis, mais cette distinction n’a pas eu grand succès), jamais directement de la nation provençale ou occitane.

4.La nation dans la culture régionale.

L’idée de nation ne va pourtant pas disparaitre du félibrige, mais se retrouver de façon plus informelle et légère en quelque sorte, lors de manifestations et de commentaires qui portent sur des coutumes qu’on n’hésitera pas à qualifier de nationales. Si la nation n’est plus mentionnée en tant qu’entité, elle continue à se manifester comme attribut. Sur ce terrain, les déclarations se font moins timides à mesure que le mouvement prend de l’expansion. Elles forment comme un contrepoint aux précédentes. L’Armana de 1871[xv] écrit ainsi dans la chronique : Profitons de nos malheurs, « éliminons, envoyons au diable cette centralisation. Rajeunissons-la (la nation) dans les indépendances provinciales et communales, dans le fort renouveau de la nature mère et dans la vigueur du terroir »[xvi].

A chaque fois que l’on touche un domaine précis, le doute n’est pas permis : c’est bien de traditions dites nationales qu’il s’agit. Elles donnent sa consistance à la nature mère. On peut le voir avec l’exemple du tambourin.

En 1873, l’Armana relate la visite du tambourinaire Buisson à Mistral, à qui il raconte sa découverte : il a trouvé le livre de Vidal sur le tambourin « où il y a, comme vous le savez, la méthode pour jouer du galoubet et les airs nationaux de la Provence »[xvii]. Buisson se dit alors « Tiens, n’est-ce pas une honte que toi, Félix Buisson, qui es chef d’orchestre de la ville de Draguignan, tu ne connaisses pas encore le secret du galoubet, l’instrument national de la Provence, de la Provence ton pays »[xviii]. Du coup, Buisson est primé dans tout le pays et va jouer (avec l’aide de Daudet) à Paris, au théâtre… de l’ambigu, et au Chatelet.

Seize ans après, en 1889, l’Armana décrit un rassemblement de tambourinaires (L’acamp di tambourinaire) et ajoute que les tambourinaires sont indispensables aux fêtes provençales, mais tendent à disparaître. « Et dans une vingtaine d’années, quand nos villes provençales voudront festoyer pour quelque fête nationale, il ne restera plus que ce qu’il y a partout : des mats de cocagne et des lampions. Quelques patriotes valeureux, quelques provençaux fervents s’en sont émus, et ont fait ce qu’ils ont pu pour conjurer prévenir ce malheur. Le félibre F. Vidal, auteur d’une méthode pour jouer du tambourin, a lutté depuis vingt-cinq ans pour sauver les traditions de la musique nationale »[xix]. Il faut donc que les conseils généraux votent des subventions. « Pourquoi donc, à Marseille où l’on regorge d’argent, serait-on avare de quatre sous pour maintenir vivantes les fêtes provençales, et pour faire chanter la voix de la patrie au cœur de la race »[xx].

Mais au fond, ces fêtes qui se déroulent en Provence ne seraient-elles pas des fêtes nationales françaises ? La suite dissipe toute ambiguïté : il faut voter des subventions, car sinon, « c’est ainsi que nos enfants deviendront de petits Français (francihot, en provençal. Le terme est péjoratif) si nous ne nous dépêchons pas de barrer le chemin à ce mouvement, déshonorant pour nous, qu’on appelle centralisation. Nos grands félibres se sont immortalisés en se battant contre l’invasion française »[xxi].

Lors des fêtes d’Hyères décrites par l’Armana de1886, on entend d’ailleurs «  des aubades de tambourins, de fanfares éclatantes, jouant pendant trois jours les airs nationaux de la vieille Provence »[xxii]. Et l’Armana de 1891 précise enfin que « plus de cinquante jeunes ont pris le galoubet en main. Que cela dure ! Car, comme a dit le président de nos gais musiciens, le tambourin est la musique du régiment du félibrige »[xxiii].

Même si on reste sur le plan de la métaphore, l’instrument dont il s’agit ici est décrit comme un instrument national provençal, et non pas un instrument régional.

On pourrait multiplier les exemples. L’aïoli n’est pas un plat régional, mais le plat national (les amoureux qui préparent l’aïoli sur la gravure ornant le journal du même nom fondé par Mistral accomplissent, comme il le dit dans le numéro 1 de janvier 1891, une œuvre traditionnelle et nationale), le costume des Arlésiennes n’est évidemment pas seulement un costume régional et le musée arlaten n’est pas le conservatoire de la région provençale, mais le lieu où tout un peuple va pouvoir contempler son authenticité. Enfin, bien entendu, la langue provençale n’est pas une langue régionale mais la langue du peuple provençal, la langue de la nation provençale.

Doit-elle être pour autant revendiquée comme langue nationale ? La question est épineuse, car on ne peut affirmer de la langue aussi facilement ce que l’on dit du tambourin. Parallèlement à son expansion –relative- dans les mentalités provençales, et à l’exclusivité bien réelle qu’il s’assure, du moins en Provence, sur l’institution de la langue, le félibrige a là aussi à se défendre de l’accusation de séparatisme.

Un flottement considérable du vocabulaire s’ensuit. Le terme national, comme nous l’avons vu, reste lié aux manifestations et aux caractéristiques que l’on pourrait qualifier de culturelles, sans que jamais le passage au politique ne soit envisagé. On se bat pour le maintien de tel ou tel caractère national, pas pour la constitution d’une culture nationale susceptible de concurrencer la culture française.

L’exercice est difficile. Dans un discours tenu à Marseille en 1881, Mistral réfute l’idée que le mouvement impulsé par les félibres soit « le dernier murmure d’une nationalité »[xxiv]. Au contraire, c’est un début. Le mouvement a de l’avenir. Les parlers populaires revivent dans tous les pays d’Europe. Et il cite la Hongrie, la Roumanie, la Bohème. C’est « l’insurrection des dialectes ». Puis, pour éviter les interprétations malencontreuses d’une expression aussi virulente, il ajoute que ces dialectes peuvent renouveler le sang des langues dominantes, et graver dans les cœurs l’amour de la patrie. Laquelle ? La grande bien entendu. Le champ culturel continue de fluctuer dans cette ambiguïté.

Mais c’est aussi celle du terme de nation terme de nation. Employé tout d’abord au sens pré-révolutionnaire, on peut dire également au sens prépolitique, d’usage courant aux siècles précédents, il désigne un groupe humain possédant une certaine homogénéité culturelle, et en particulier un parler commun, auquel on peut accorder ou non le nom de langue. Il y a en ce sens une nation picarde, une nation normande, etc… qui n’ont aucune structure politique particulière. On peut donc continuer à écrire en ce sens, au début du XX° siècle « pour les félibres, seulement félibres et vrais félibres, une véritable félibréjado doit et ne peut être, et n’est en vérité qu’une manifestation nationale du peuple d’oc, dans sa langue d’oc, dans son âme d’oc »[xxv]. Dans cet ensemble conceptuel, la nation n’est rien d’autre que ce qu’on appellera en prenant une autre perspective, et si on accepte l’unité culturelle qui ne va pas toujours de soi, la région, à condition de bien comprendre qu’il ne s’agit pas de la nation telle qu’elle apparaît à l’époque moderne et qui est bien une entité politique.

L’acceptation de l’unité nationale, de la nation politique, permet donc d’admettre une tolérance culturelle pour les anciennes nations, ou plutôt de ce qu’on appelait autrefois les nations. A condition de rester dans ce cadre, ressenti comme tel sans jamais être clairement posé, on peut envisager un lieu intermédiaire, qui peut prendre le nom de région et éventuellement, quand le contexte le permet, de nation, sachant qu’il ne s’agit là que d’une forme de langage attachée à un passé révolu. S’il y a une forme revendicative, c’est à travers le mot de régionalisme qu’elle apparaît alors. L’idée que l’action félibréenne puisse être considérée comme régionaliste indique qu’on la place dans le cadre français, et le changement de vocabulaire marque cette position. Le terme « régionalisme » apparaît ainsi dans les textes félibréens des années 90.

Mais la spécificité régionale reste fortement exprimée et côtoie le terme de nation. L’Armana de 1893, par exemple, consacre un article à « l’expansion félibréenne », basée sur une éducation traditionnelle, un enseignement naturel, historique. Il confirme une certaine unité provençale. « L’existence d’une race méridionale, unique tout au long de l’histoire, malgré ses malheurs au travers des peuples et du temps, d’un pacte ancien et mystérieux unissant, tout le long des siècles, des nations sœurs et solidaires par la volonté des langues et des cœurs, voici la preuve majeure que les félibres ont eu raison d’élever ainsi leur berceau et leur province »[xxvi]. Nation et province sont ici confondues, comme s’il y avait régulièrement un retour du refoulé félibréen, un rêve de dépassement des limites régionales. Ainsi, dans un discours intitulé Lou prouvençau lengo di moussu[xxvii] prononcé en 1914, le docteur Fallen, qui sera capoulier du félibrige, affirme que « l’idée félibréenne est féconde, il faut le voir ; d’elle surgit l’idée régionaliste qui monte et sape vigoureusement la centralisation insensée qui depuis plus d’un siècle étouffait nos énergies nationales »[xxviii]. Et il annonce l’organisation d’un nouveau grand parti, le parti régionaliste, qu’on pourrait appeler de son nom d’origine, le parti félibréen. Qu’un grand parti se construise en dehors de la politique, voilà qui ne semble pas gêner notre orateur. Que l’action félibréenne, exclusivement culturelle, débouche sur la revendication politique de la décentralisation ne semble pas poser problème non plus. Mais la présence d’une culture régionale, qui semble constituer le socle sur lequel de tels discours peuvent s’appuyer, n’empêche pas un accès de colère dans lequel la nation resurgit. « Voulez-vous dénationaliser un peuple, l’abatardir ? Allez ! Volez-lui sa langue naturelle ! »[xxix] dit pour finir le docteur Fallen, dans un élan qui peut être interprété de façons très différentes, mais qui n’aura aucune conséquence pratique.

5.La tentation fédéraliste.

Le terme de nation n’en reste pas moins marginalisé, et avec lui les tentatives politiques. Elles continuent pourtant à apparaitre après la note de Calendal, dans des mouvements que l’on pourrait qualifier de générationnels, et qui prennent généralement la forme du fédéralisme. Louis Xavier de Ricard, né en 1843 publie en 1877 un ouvrage intitulé Le fédéralisme, qui imagine dans les premières pages un débat entre des patriotes d’un Midi « qui a conservé la conscience la plus vive de sa race et de sa nationalité particulière ». Mais le livre « peine à formuler un projet cohérent », selon Philippe Martel, et il a peu d’écho. Un foyer fédéraliste regroupe dix ans plus tard (en 1885) de jeunes félibres dans l’escolo dau Roble (Jules Boissière, Louis Funel, Valère Bernard, capoulier en 1909 et Frédéric Amouretti). Leur réflexion prend un tour exalté. Funel va jusqu’à suggérer dans une lettre (à Boissière, 18 septembre 1885), de chercher dans les Alpes des lieux susceptibles de servir de base arrière à une offensive fédéraliste. Mistral complimente dans une lettre ces « vengeurs du peuple », écrit à l’un d’entre eux qu’il est « un de ces jeunes gens à l’âme provençale dont j’ai rêvé depuis trente ans », mais ce sont des correspondances privées, et quand on lui écrit que c’est le moment de l’action, il lance (toujours dans une lettre) un appel au calme. Il faut attendre.

« A la France, meurtrie, à la France, chevalier de la civilisation latine, nous devons fidélité et dévouement filial (…). N’allons pas par des imprudences vaines faire le jeu de l’ennemi mortel de notre race et compromettre aux yeux des ignorants et des mécréants les résultats conquis » (cité par Marius André, La vie harmonieuse de Frédéric Mistral, p136-137). Dans ce cas comme dans le précédent, à la difficulté de construire un projet cohérent s’ajoutent les réticences du maitre, et la crainte que les proclamations d’apolitisme se trouvent ruinées.

La dernière tentative, et sans doute la plus marquante, a lieu en 1892 avec la déclaration fédéraliste lue devant les félibres de Paris le 22 février et conçue par Frédéric Amouretti (né en 1863) et Charles Maurras (né en 1868). Les jeunes gens qui soutiennent le projet se définissent comme « autonomistes » et « fédéralistes ». Comme l’a établi Victor Nguyen (Aux origines de l’action française, 1989), le texte provençal est adouci par rapport au texte français original, qui contenait le terme indépendance, générateur de la renaissance linguistique, devenue « l’autonomie politique » : le nationalisme occitan y est finalement récusé. La déclaration est suffisamment vague pour regrouper autour d’elle des personnes d »horizons politiques très différents, et porte pourtant sur un sujet suffisamment sensible pour provoquer très rapidement des réactions (Jean Bayol, cité dans Lou félibrige, 1892, « Nous sommes une branche, rien de plus, (…) d’où monte ce cri : Vive la France ! »). La déclaration fédéraliste suscitera également des réactions de sympathie, mais ne déclenchera aucun mouvement d’ensemble dans le félibrige, qui continuera à se référer à un peuple intemporel.

La génération des « jeunes gens » dont parlait Mistral aura ainsi créé un certain nombre d’événements mais n’aura pas fait bouger les lignes fixées après la publication de Calendal et les réactions qu’elle a entrainé. S’il y a bien, au fond, un ensemble de caractéristiques qui pourraient faire penser à une nationalité provençale ou occitane, s’il y a un peuple provençal auquel les félibres s’adressent et qu’ils invoquent régulièrement, et donc par voie de conséquence des coutumes « nationales », elles ne justifient aucunement un cadre politique. L’action félibréenne s’exerce dans le cadre de la nation français. Il faut constamment le rappeler, et parfois calmer quelques ardeurs juvéniles, preuve que ce n’est pas sans ambiguïté que le félibrige utilise le rapport entre peuple et nation. Mais c’est également une partie de son travail que de faire glisser la « nation » telle qu’il la conçoit du politique vers le culturel, prélude à des glissements plus importants qui vont aboutir, par exemple, à la région et au régionalisme, et rendre possible le maintien de la place qu’il occupe dans la défense, entre le réel et le symbolique, des coutumes locales à l’intérieur de la nation française. L’histoire du félibrige, à cet égard, fait incontestablem


[i] Mary Lafon, idem, tII, p312.

[ii] Fichte, Discours à la nation allemande, 6° discours, Paris, Aubier, p146.

[iii]Mary Lafon, op. cité, tII, p417.

[iv] Mary Lafon, idem, tII, p405.

[v] Fichte, Discours à la nation allemande, 6° discours.

[vi] Mary Lafon, op. cité, tIII, p56.

[vii] Frédéric Mistral, note du chant 1 de Calendal.

[viii] Pour d’autres exemples, voir dans Nations, nationalités et nationalismes en Europe, 1850-1920, textes réunis et présentés par Patrick Cabanel, Gap, Ophrys, 1996.

[ix] L’Armana prouvençau, publication annuelle, est un ouvrage de référence du félibrige, du moins pour les éditoriaux.

[x] Garcin, Les Français du nord et du Midi, chap. VIII, p119.

[xi] Garcin, idem, p86. Discours de Thiers du 14 mars 1867.

[xii] Garcin, idem. Editorial de Charles Fauvety dans La solidarité du 1er mai 1867.

[xiii] C’est la pierre d’une fronde qui aurait tué Simon de Monfort, lors du dernier siège de Toulouse.

[xiv] Michel Bréal, discours aux fêtes cigalières, dans Lou Viro soulèu, juillet 1890, pp32-33. Michel Bréal y est présenté comme membre de l’institut. En tant qu’inspecteur de l’instruction publique, il a également pris position sur le rôle des parlers locaux à l’école. Sans prôner leur enseignement en tant que tel il rappelle, dans le même discours, qu’il convient « que l’instituteur ait la considération qui convient pour un langage français et qui, bien qu’il ne soit pas le langage officiel, n’en a pas moins ses lois régulières ».

[xv] L’Armana prouvençau (almanach provençal), entièrement rédigé en provençal, est un des organes essentiels du félibrige, et un de ses meilleurs instruments de popularisation. Nous donnons la traduction française des citations, et les textes provençaux en note.

[xvi] « Esclapen, manden au diable aquelo centralisacioun…rejouvenissen la (la nation) dins lis independenci prouvincialo e coumunalo, dins lou fort nouvelum de la naturo maire e dins la drudiero dou terradou. ». Armana 1871, chronique.

[xvii] « ounte i’a, coume sabes, la metodo pèr jouga dou galoubet e lis èr naciounau de la Prouvenço ». Armana 1873 : 56.

[xviii] « Tè ! Es pas uno vergougno que tu, Felix Buisson, que siés chefe d’ourquestro de la ciéuta de Draguignan, noun couneigues encaro lou secret dou flahutet, l’estrumen naciounau de la Prouvenço, de la Prouvenço toun pais ». Armana 1873, idem.

[xix] « E dins uno vinteno d’an, quan nosti vilo prouvençalo voudran s’enfestouli pèr quauco festo naciounalo, noun ié restara plus que ço que i’a pertout : de bigo de coucagno emé de lampioun fumous. Quauqui bravi patrioto, quauqui flami prouvençau se soun esmougu d’aco, e an fa ço qu’an pouscu per preveni la mau-parado.Lou felibre F. Vidal, autour d’uno metodo pèr jouga dau tambourin, despièi vinto-cinq an, a lucha de pèd e d’ounglo pèr sauva li tradicioun de la musico naciounalo ». Armana 1889 : 66.

[xx] « Perqué dounc, à marsiho, oute goumo l’argent, saran avare de quatre sou pèr manteni la vido di joio prouvençalo, e pèr faire canta la voues de la patrio dins lou cor de la raço ! ». Armana 1889, idem.

[xxi] « Es ansin que noueste nistoun devendran francihot, se nous despechan pas de barra lou camin à-n-aquelo boulegado, desounouranto pèr nautre, que li dien centralisacioun. Nouesti gran felibre se soun immourtalisa en bataiant contro l’envasioun francihoto ». Armana 1889, idem.

[xxii] « d’aubado di tambourin, de fanfaro esclatanto, jougant pendent tres jour lis aire naciounau de la vièio Prouvenço ». Armana 1886 : 9.

[xxiii] « mai de cinquante jouine an pres lou galoubet a la maneto. « Longo mai » car, coume a di tanben lou president de nosti gai menestrié, li tambourin es la musico dou regimen dou felibrige ! ». Armana 1891 : 23.

[xxiv] « lou darrié badia d’uno naciounalita ». Armana 1882 : 50.

[xxv] « pèr li felibre, ren-que-felibre, e verai felibre, uno veritablo felibrejado noun dèu e noun pou estre, e noun es à la verita, ren autre qu’uno manifestacioun naciounalo dou pople d’O, dins sa lengo d’O, dins soun eime d’O ». Vivo Prouvenço, octobre 1911, n°82.

[xxvi] « l’eisistenci miejournalo d’uno Raço, unenco de-long de l’istori, mau-grat sis auvari au travès di pople e di tèms, d’un pache estadis e misterious unissènt, tout lou sanclame di siecle, de nacioun sorre e soulidari pèr la voulounta di lengo e di cor, aco’s la provo majouralo que pourgiguèron li felibre de si resoun d’enaura’ nsin soun brès e sa prouvinço »

[xxvii] « Le provençal, langue des « messieurs ». L’auteur ne revendique pas ce statut pour la langue. Il craint au contraire cette évolution.

[xxviii] « l’idèio felibrenco es fecoudo, fau lou vèire ; d’elo sourgento l’idèio regiounalisto que mounto e que sapo vigourousamen la centralisacioun dessenado que despièi mai d’un siècle estoufavo nostis energio naciounalo »

[xxix] « Voulès-ti desnaciounalisa un pople, l’abastardi ? Zou ! derrabas-ié sa lengo naturalo ! »

L’image d’un corps politique

L’exemple des photos de classe en France

Les photos de classe occupent une place singulière dans l’activité photographique. Si elles correspondent à une pratique sociale largement généralisée, elles sont complètement négligées sur le plan photographique proprement dit. Etre photographe scolaire, c’est s’assurer un revenu qui permet éventuellement de se livrer à d’autres activités créatrices. Ces photos sont pourtant produites, conservées, et utilisées d’une manière qu’il est intéressant d’examiner. Par leur ritualisation, leur usage et leur fonction sociale, les photos de classe occupent une place centrale dans la constitution d’un imaginaire social et politique. Peut-on aller jusqu’à dire qu’elles contribuent à former un corps politique, qu’elles en sont une étape ? C’est l’hypothèse que nous allons examiner à partir de l’exemple des photos de classe en France, en commençant par un historique de leur développement.

     Quelles classes ?

Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’usage spontané de l’expression « photo de classe », il ne s’agit pas forcément de classes scolaires. A l’origine, la classe est une classe d’âge rassemblant tous les individus nés la même année et susceptibles d’être appelés ensemble sous les drapeaux. L’année qui est attachée à cette classe n’est d’ailleurs pas l’année de naissance mais l’année de conscription. L’événement est marqué en particulier au début du XX° siècle par des « photos de classe » qui réunissent tous les jeunes gens d’un village à l’occasion du conseil de révision. Il peut se décliner de plusieurs manières : par année, par regroupement de décennies permettant de traverser les générations (classes 1897, 1907, 1917, 1927 par exemple, prises en photo ensemble), par la présence exclusive des garçons ou l’apparition, au milieu du XX° siècle sur certains clichés, des filles de cette classe d’âge (qui ne sont bien sûr pas mobilisables, ni même électrices jusqu’en 1945, et qui portent en général une cocarde à la boutonnière).

L’ordonnance de ces photos est classique et obéit aux lois de la photo de groupe : les conscrits sont en général placés sur trois rangs. Le premier rang est assis, le second debout, et le troisième debout sur un banc qui permet, du moins en théorie, une visibilité égale de toutes les personnes. Ce dispositif n’a rien de spontané. Il nécessite une mise en place préalable, à vide en quelque sorte, des chaises ou bancs sur lesquels s’installeront les premiers et derniers rangs, et une ordonnance des personnes suivant la taille qui permette à chacun d’être vu sans gêner les autres. Dans le cas de grands groupes, on passe à quatre, cinq ou six rangs et la préparation des gradins prend alors plus de temps, à moins qu’un édifice public offre un escalier providentiel, et la mise en place des personnes devient un bel exercice de patience, dévolu au photographe qui doit placer les membres du groupe pour le mieux. Il faut enfin que le caractère patriotique de la photographie soit manifeste et les moyens sont divers, sans être exclusifs les uns des autres : présence aux extrémités de deux tambours pour donner un air de défilé militaire, drapeau national déployé en fond, médailles portées quand la photo concerne des classes anciennes, ou cocardes tricolores. Cela dit, nombre de photos ne comportent aucun de ces signes, comme si l’évidence de l’objet du rassemblement s’imposait d’elle-même, et ce sont elles qui montrent le mieux la force du corps social mis en image, qui n’a pas besoin de marques extérieures pour être saisi comme tel.

Ces « photos de classe » n’ont pourtant pas capté la signification usuelle de l’expression, maintenant liée aux photos scolaires. L’évolution s’est sans doute faite progressivement, à mesure que les photos scolaires se généralisaient et touchaient l’ensemble de la population. Des unes aux autres, pourtant, s’est transmise la référence essentielle pour la société dont elles fixent une image : les personnes présentes sur la photo font corps, constituent un ensemble compact et homogène qui les rattache à des valeurs et ensuite à une mémoire communes.

L’histoire des photos de classe n’est pas, à cet égard, sans quelque ironie. Il semble en effet que les plus anciennes soient en grande majorité des photos d’élèves des écoles privées. On peut l’expliquer par le recrutement social de certaines de ces écoles, liées à la petite bourgeoisie locale à la fois plus proche des innovations techniques et plus à même d’en assumer le coût. On peut également penser que les contraintes administratives impliquant l’entrée d’une personne extérieure dans l’école, et le problème de la commercialisation des photos étaient moins pesants dans un cadre privé. Toujours est-il que les corpus photographiques montrent en général un décalage chronologique significatif, et que les photos du XIX° siècle sont en grande majorité issues des écoles privées. Elles n’en contribuent pas moins à fixer les règles du genre, et sans doute à stimuler l’école publique.

Elles ne sont cependant encore à ce moment-là que des photos de groupe semblables à d’autres qui sont prises dans d’autres cadres, sportifs et associatifs en particulier. Elles ont en général tendance à marquer nettement le caractère religieux du groupe, ce qui est, si l’on peut dire de bonne guerre scolaire. La présence d’un ecclésiastique ou d’une religieuse sur la photo est fréquente, celle d’un crucifix en fond également, à moins que la photo ne soit prise devant un oratoire et que la statue de la vierge surmonte l’ensemble. Il est certain que l’appartenance à la catégorie de ceux qui avaient choisi l’école privée devait compter au moins autant que le caractère scolaire proprement dit dans le regard rétrospectif que l’on portait sur ces photos, qui manifestaient un corps social plus qu’un corps politique, bien plus présent dans les photos de classe de conscription.

Les deux types de photos constituent cependant, par leur structure et leurs intentions, les bases sur lesquelles s’édifie au XX° siècle une pratique de la photographie scolaire qu’on peut associer à un corps politique. Elles fixent la structure du corps tel qu’il se présente à l’image : un ensemble compact (il n’y a jamais d’espace entre les individus), non seulement central mais quasiment total (le cadrage laisse une place minimale à l’espace extérieur, seulement due aux impératifs pratiques de lumière et de position de l’appareil, sans aucune intention de valoriser un site ou un décor). S’il n’y a jamais (du moins à ma connaissance) de prises en studio, la logique de prise de vue est cependant celle du portrait dans lequel aucun autre élément ne doit distraire l’attention, de façon à manifester en premier lieu l’existence du groupe. Ce n’est que dans un second temps que le regard se fait différenciateur pour reconnaître quelqu’un ou remarquer un détail à l’intérieur d’un ensemble déjà constitué. Ces photos sont donc bien, littéralement, des photos de groupe dans lesquelles le groupe est l’objet essentiel, et ce caractère va permettre leur utilisation ultérieure.

La mise en place dans l’institution scolaire.

La photo de classe se généralise après la première guerre mondiale. Au début du siècle elle est bien sûr présente mais loin de couvrir tout le territoire. A la fin des années vingt, rares sont les écoles –si elles existent- qui n’ont pas adopté cette pratique. Ce mouvement accompagne à la fois l’histoire de la photographie et celle de la scolarité.

Il y a en effet une généralisation de la pratique photographique par l’installation dans les villes de photographes professionnels, et leur passage dans les villages, qui amènent une pénétration de l’image photographique dans les familles. Les albums commencent à se constituer, les séances chez le photographe débouchent sur des portraits accrochés aux murs ou posés sur les armoires, cheminées etc.… mais aussi sur des cartes postales dont on sait le succès qu’elles ont eu pour les combattants de la première guerre mondiale. On se met donc à photographier des individus et des groupes, sportifs et folkloriques, bien sûr, mais également groupes de travail : ouvriers d’une mine, habitants d’une cité ouvrière. Les groupes peuvent être pris sur le vif, dans leur lieu de travail mais aussi de loisir, comme le montrent les nombreuses photos de terrasse de cafés par exemple. Il s’agit d’un mouvement général dont l’histoire quantitative reste à faire mais dont l’importance est incontestable, comme le montrent les très riches fonds publics et privés : la présence du photographe commence à faire partie du paysage, en quelque sorte, de même que la possession d’un appareil personnel pour les plus modernes. A noter d’ailleurs que cette activité photographique ne concerne pas seulement les individus mais également les paysages et monuments et que l’activité des photographes se partage en général entre ces différents objets. Il aurait donc été très étonnant que l’école échappe à ce mouvement général.

D’autant plus que l’école est non seulement implantée dans la totalité du corps social –elle l’est, à vrai dire, dès la fin du XIX° siècle- mais qu’elle est légitimée par les familles et qu’on lui accorde une importance qu’elle n’avait pas auparavant pour tout le monde, importance symbolisée par l’obtention du certificat d’études devenu un véritable discriminant social. C’est l’époque, par exemple, où les parents commencent à réprimer leur parler local auprès des enfants qu’ils obligent à parler français pour avoir des chances de promotion dans la société française.

L’école gagne donc à la fois en importance et en dignité, et il est difficilement pensable que cette importance ne se traduise par aucune image. En même temps il est hors de question de livrer les lieux à une activité photographique spontanée. De ce point de vue l’école reste un sanctuaire jusqu’à maintenant, même s’il est malmené régulièrement comme en cette fin de décennie par l’émergence des photographies prises avec des téléphones portables difficiles à contrôler. Les images de l’école autres que les photos de classe existent, le fonds du musée de l’éducation le montre suffisamment, mais elles sont contrôlées elles aussi dans leur grande majorité et sont loin d’avoir la même popularité. De sorte que les seules photos de l’intérieur de l’école que l’on possède sont en général les photos de classe.

La photo de classe est donc au croisement de l’essor de l’image photographique dans la société et du rôle de plus en plus important joué par l’école et les maîtres instituteurs, les « hussards noirs de la République ». L’expression ne nous ramène pas par hasard au militaire. Elle souligne le changement de paradigme politique remarquablement marqué par le passage de la photo de classe de l’armée à l’école. C’est là, désormais, que se joue la formation du citoyen et sa conscience politique.

L’image d’un corps politique.

L’analyse des conditions de production de ces photos peut en effet permettre d’en dégager les caractères principaux. Elles se basent sur un principe d’égalité beaucoup moins net dans les cas précédents. Comme les témoignages le soulignent souvent, les photos antérieures prises dans les écoles privées religieuses pouvaient constituer un événement annoncé à l’avance. Quand ils ne portent pas l’uniforme, les enfants prennent alors soin de s’habiller en conséquence, comme s’ils allaient passer chez le photographe pour un portrait de cérémonie. Le résultat est visible dans des vêtements, qui n’ont manifestement pas subi l’épreuve quotidienne des cours de récréation. Quand ils portent l’uniforme, le résultat est certes moins visible mais peut se remarquer dans des coiffures manifestement soignées. Cette caractéristique disparaît progressivement, si l’on examine des séries prises dans le même contexte, avec les photos de classe de l’école publique. Il s’agit de photos d’enfants pris dans la cour de récréation ou sortis de la classe sans préparation particulière, tels qu’ils sont dans le quotidien. La photo est à la fois un instantané du groupe classe et une mise en forme à l’intérieur d’une tradition puisque ce groupe classe apparaît, à quelques détails près dus à la plus ou moins grande maîtrise du photographe, conforme à tous les autres. Seule l’ardoise, tenue en général par l’élève au centre du premier rang, indique le niveau de la classe et l’année, le nom de l’école et parfois de la ville dans laquelle elle se trouve mais pas celui du maître. Dans quelques cas, en l’absence d’ardoise, il n’y a aucune indication. Dans l’ensemble ces photos sont donc totalement anonymes. Elles montrent un groupe d’enfants dans lequel aucune autre hiérarchie que la répartition par tailles n’a présidé à la mise en place des corps, et où aucun jeu de distinction ne doit en principe opérer. Image d’une société qui forme ses citoyens sous la férule d’un maître ou d’une maîtresse, souvent présents sur le côté, la photo de classe constitue ainsi l’image républicaine par excellence, et en tout cas, la seule unanimement partagée.

Et la République a besoin, si l’on y réfléchit, de ces images qui fixent sa présence au sein des familles, car les pratiques religieuses, par leur ritualisation spectaculaire, se prêtent particulièrement bien à la fixation par l’image photographique, et il est hors de question de leur laisser la totalité du terrain. Que l’on pense par exemple aux photographies de première communion, à la fois individuelles chez le photographe, et collectives, lors de la procession d’entrée, sur les bancs de l’église ou à la sortie de l’église. Autant d’images très populaires qui garnissent les albums et figurent dans les maisons. Sur ce terrain, la République ne peut pas totalement rivaliser. La tradition iconographique religieuse est trop forte et on voit rarement les photos de classe se substituer aux photos religieuses (Les diplômes, toutefois, et en particulier le certificat d’études, dont la présentation est parfois très élaborée, peuvent aussi figurer). De même la photo de mariage, si elle manifeste son caractère religieux à la sortie de l’église, ne manifeste pas de caractère spécifiquement républicain si le mariage est civil et si la photo est prise à la sortie de la mairie. Il s’agit beaucoup plus d’une photo privée rassemblant la famille et les invités, et Marianne ne remplace pas dans l’iconographie photographique les statues de la vierge.

Il y a donc peu de terrains sur lesquels la République puisse rivaliser effectivement, et un seul sur lequel elle puisse rassembler tous les citoyens dans un cadre qui est lié à sa propre nécessité et non aux nécessités économiques, comme pour les photos des employés d’une entreprise, ou au libre choix des individus de se regrouper dans un cadre particulier, qu’il soit sportif, associatif ou familial. La photo de classe, en effet, met côte à côte des individus qui peuvent avoir des origines très différentes, même. Dans la plupart des cas ils n’auront plus aucune occasion de se retrouver dans un cadre collectif. C’est en ce sens qu’elle est politique. Elle forme une cité idéalement dégagée des contingences sociales et familiales, lesquelles reviendront en force quand on s’interrogera plus tard sur les parcours individuels de chaque personne. Aucune autre photographie, si ce n’est la photographie de classe de conscription évoquée plus haut, ne procède ainsi d’une institution nationale s’étendant à l’ensemble des citoyens. Les enfants présents sur la photo forment un corps que l’on peut qualifier de politique dans la mesure où la raison de leur présence, les modalités du cliché et l’activité à laquelle il renvoie n’ont pas été choisis mais procèdent cependant d’un consentement actif. En ce sens, la remarque de Gellner à propos de la fameuse définition, donnée par Renan, de la nation comme plébiscite de tous les jours s’applique complètement. Le plébiscite, écrivait Gellner, n’est pas journalier mais annuel, c’est la rentrée des classes. On pourrait ajouter que la traduction visuelle et durable de ce plébiscite est la photo de classe.

Cette fonction explique sans doute la généralisation somme toute assez rapide de la photo de classe et l’apparition d’entreprises photographiques de taille régionale, voire nationale, dont l’entreprise Tourte et Petitin est le meilleur exemple. Si la photo de classe n’est jamais l’activité exclusive de ces entreprises, ne serait-ce qu’à cause de son caractère saisonnier, elle forme néanmoins des opérateurs en accentuant la standardisation des clichés produits de plus en plus en série.

Ce qui va donc faire ensuite l’intérêt de cette photo n’est pas son caractère esthétique. Certains visages sont parfois flous et le photographe ne peut pas toujours éviter les grimaces, les chevauchements, etc.… bien que, dans l’ensemble et compte tenu de la difficulté de l’exercice, il s’en sorte fort bien. Ces photos ne sont pas des portraits, c’est clair, si l’on peut dire, et ce ne sont pas non plus des photos d’identité. Elles peuvent être un souvenir de visages qui sinon seront vite oubliés, et de nombreux anciens élèves se livrent au jeu de la reconnaissance de leurs anciens camarades, ou disposent depuis quelques décennies d’un feuillet comportant les noms pour éviter l’oubli. Mais la force de ces photos ne réside pas dans la capacité, qu’elles partagent avec toutes les autres photos de groupe, de conserver les images de compagnons d’autrefois. Elles placent avant tout leur possesseur dans un ensemble à l’intérieur duquel il fait corps avec les autres dans une stricte égalité des positions puisque sa place n’a de rapport à aucun autre critère que spatial. Il n’est pas en haut parce qu’il est le meilleur, en bas parce qu’il est le pire, aux extrémités parce qu’il est installé depuis peu, en arrière parce qu’il est de condition plus modeste, etc.… Aucun de ces critères n’est jamais venu à l’idée des producteurs des photos de classe, ni plus tard de leurs observateurs et c’est en cela que ce corps révélé par la photographie est profondément politique, et profondément républicain. C’est un corps qui incarne l’égalité devant l’instruction. Il est produit comme tel et perçu comme tel, même si ce n’est pas de façon explicite.

D’où une deuxième ironie de l’histoire. Nous avons vu que l’école privée avait contribué à sa manière à la mise en place des photos de classe en leur donnant une forme devenue canonique et en commençant à généraliser ce procédé. Cette mise en forme, reprise telle quelle par l’école publique lui a conféré une dynamique et un sens nouveau, et le corps particulier des élèves de l’école privée s’est dilué dans le corps global de l’école républicaine, le sens des photographies devenant le même pour tous. Y compris au sein des écoles privées, la photo de classe a manifesté ce corps produit par l’instruction. Ce mouvement accompagne une fois de plus une évolution globale, celle du rapprochement dans les faits, et par-delà les idéologies différenciatrices, des deux systèmes d’enseignement. En examinant les photographies prises dans les écoles appartenant aux deux systèmes et en faisant abstraction, quand elle existe, de la mention d’école sur les ardoises ou de l’habit ecclésiastique du maître ou de la maîtresse, on serait bien en peine de dire s’il s’agit d’une école privée ou d’une école publique. Il s’agit d’abord d’une école et c’est ainsi qu’on va le voir de plus en plus. Le corps politique que ces photos incarnent est un corps républicain, au grand dam des partisans de l’école privée au début du XX° siècle, avec leur plein accord en général à la fin de ce siècle, comme les études sur le centenaire de la loi sur la laïcité ont pu le montrer. La fin –sur ce plan- de la querelle scolaire est aussi la reconnaissance de la fonction civique de l’école et cette fonction se retrouve sous les yeux de tous ceux qui regardent une photo de classe, c’est-à-dire de tout le monde. Le corps politique n’est plus seulement symbolisé ni incarné dans ses dirigeants, il est présent dans ce moment où les futurs citoyens, indistinctement rassemblés dans un ordre qui ne doit rien aux hiérarchies historiques, économiques et sociales, fixent le plus souvent avec gravité le même « objectif », dans les deux sens du terme. L’absence totale de fantaisie, qui serait dramatique s’il s’agissait simplement de donner une impression gaie et ludique, n’est jusqu’à une date assez récente jamais reprochée à ces photos, ni déplorée par leurs propriétaires. On ne reproche pas à un rite d’être accompli selon la tradition quand cette tradition est vécue de l’intérieur, ce qui est le cas dans l’ensemble du siècle. Et c’est sans doute parce que cette tradition continue en grande partie à être vécue qu’elle n’est pas vue comme telle, et que les photos de classe, par exemple, ont échappé à l’inventaire pourtant systématique des « Lieux de mémoire » initié par Pierre Nora en 1984. Lieu de mémoire, elles le sont pourtant au sens individuel du terme puisque chacun peut y retrouver les étapes de son enfance. Mais si la photo de classe ne s’est pas ringardisée malgré l’évolution des technologies et des pratiques photographiques, ce n’est pas seulement à cause de l’exclusivité jalouse sur laquelle veille l’Education nationale. C’est aussi parce qu’au milieu du foisonnement des images individuelles et des photos de groupe marquant les étapes de la vie sociale, la photo de classe conserve par sa forme le privilège d’être l’unique image où l’individu peut se retrouver dans un corps totalement citoyen, ou en voie d’acquérir sa citoyenneté. En ce sens, c’est la seule fois qu’il peut se voir, non dans une action politique, car sur ce plan beaucoup d’autres images peuvent être produites, mais dans un corps politique dont il est, à égale dignité avec les autres, un constituant.

Des photographies atypiques.

Bien qu’elle soit parfaitement datée et située, la photo de classe ne saurait représenter un caractère typique du lieu où elle a été prise. C’est en ce sens que l’on peut dire que son caractère politique rend la photographie de classe atypique. La photographie de classe ne figure donc pas dans les images qui représentent, à des fins touristiques, régionalistes ou ethnologiques, la typicité d’un lieu ou d’une culture, ce qui est à la fois paradoxal et compréhensible. C’est paradoxal dans la mesure où ces images sont bien intégrées dans une tradition qui, pour être largement répandue, n’en est pas moins vivace sur le plan local. Et c’est en même temps compréhensible dans la mesure où il y a de grandes chances qu’un observateur extérieur qui regarde une photo de classe reconnaisse une situation qu’il a lui-même vécue, une observation qu’il a faite, et que toute typicité de l’image soit évacuée au profit du retour à un corps commun.

Pour que la typicité existe, il faudrait que la distance culturelle soit suffisamment grande pour que ces photos soient vues autrement que des photos de classe, ou qu’un élément s’en détache et occulte le corps collectif.

La première situation se présente rarement dans la mesure où la distance culturelle qui crée le typique essaie de montrer un monde où le corps politique n’est pas encore formé, renvoie en général à une époque figée dans un ordre dans lequel les conflits et constructions politiques n’ont pas de place. Une photo de classe viendrait ébranler cette construction, en particulier dans la représentation d’un monde rural plus archaïque que nature, dans lequel la présence de l’école n’est tolérée que si elle est précaire et rudimentaire. Elle en manifesterait le crépuscule plus que l’authenticité. On peut même penser que le typique ne tient, précisément, que parce que le corps politique uniformisateur est mis entre parenthèses, et de nombreux exemples pourraient être pris pour illustrer cette relation.

On peut s’intéresser par exemple à l’œuvre du photographe péruvien Martin Chambi (1891-1973), redécouverte depuis deux décennies et objet de quelques expositions. Martin Chambi s’est intéressé à la cité de Cuzco et aux différents aspects de la culture indienne (incluant l’architecture et le site proche de Machu Pichu), dont il s’est attaché à défendre la particularité. Son abondante activité photographique couvre monuments et sites aussi bien que les différents aspects de la vie sociale et certains de ses portraits, individuels ou collectifs, sont désormais célèbres et constituent les icônes d’un monde disparu. Ils représentent tous les niveaux de la vie sociale et ses différents moments : fêtes religieuses, réunions de famille, mariages, rassemblements d’ouvriers sur leur chantier ou dans la ferme, autour du propriétaire et de sa famille. A ma connaissance, il n’y a dans l’œuvre de Martin Chambi aucune photo de classe, et c’est parfaitement compréhensible dans la mesure où ces photos procèdent d’une autre démarche, neutralisent en quelque sorte le travail créatif du photographe pour le mettre au service d’une fonction et par là même déplacent l’image qu’il produit à l’intérieur du corps qu’il représente. Le travail de Martin Chambi, conforme en cela à celui de beaucoup de grands photographes du XX° siècle, s’attache à mettre en relief ce qui sera ensuite vu comme des caractères particuliers, une typicité qui, jointe au talent propre du photographe, fera de l’image le témoignage d’une époque, c’est-à-dire précisément ce que la photo de classe neutralise, banalise pour insérer l’image dans une autre dynamique. On pourrait bien sûr revoir en ce sens l’œuvre de nombre de photographe emblématiques du XX° siècle, en particulier de Robert Doisneau, en s’intéressant surtout à la diffusion de leurs photos et au regard qui est porté sur elles des décennies après. On y retrouverait une curiosité qui a certes ses qualités mais ne comporte pas le rapport au corps politique que les photos de classe peuvent contenir.

La photo de classe est donc peut-être trop banale, à cause précisément de son caractère politique, pour intéresser les photographes. Elle peut en revanche perdre sa banalité par le caractère prestigieux des individus qui y sont photographiés. Les seules photos de classe dont la diffusion est importante sont celles qui incluent des personnages devenus célèbres. Elles forment alors un passage obligé de l’iconographie biographique, surtout si le hasard associa plusieurs célébrités sur la même photo. Tous les ouvrages illustrant la vie de Marcel Pagnol incluent ainsi la photo de classe du lycée Thiers où il est le condisciple d’Albert Cohen. Le caractère remarquable de ces photos, dû à la notoriété de ceux qui y figurent, ne fait toutefois que renforcer l’atypicité du genre dans son ensemble. C’est un élément totalement aléatoire qui les a fait sortir d’un ensemble dans lequel, sinon, elles seraient restées fondues. Cela ne fait que souligner l’élément dominant, la prédominance de la fonction de la photo de classe consistant à regrouper les citoyens dans un corps où ils sont placés à égalité, et à fixer cette égalité dans une image semblable à toutes les autres renvoyant, en la renforçant, à la réalité du corps politique.

Le souci de l’individu.

La fin du XX° siècle et le début du XXI° marquent un tournant de cette fonction politique. Si l’école reste, bien que de façon problématique, un lieu fondamental de formation de la citoyenneté, le souci de distinguer les individus à l’intérieur du groupe parvient jusqu’aux pratiques photographiques en milieu scolaire, ce qui montre à nouveau, comme nous l’avons vu au début, que ces pratiques se situent bien au croisement de l’histoire sociale et de celle de la photographie.

La photo scolaire proprement dite n’est pas mise en cause. S’il y a quelques tentatives de produire des photos scolaires « originales » dans lesquelles les élèves n’ont pas les poses figées dictées par la tradition, elles restent marginales. Le genre limite en effet énormément les possibilités et les résultats en ce domaine, outre qu’ils peuvent être jugés peu convaincants, libèrent les individualités et brisent le corps commun. Sur une photo « originale », en effet, chacun a une pose différente et les individualités vont alors s’affirmer au détriment de ce corps commun. Ce n’est plus vraiment une photo de groupe et cela explique sans doute, outre la difficulté pratique de mise en place de ces photos, la résistance de la photo de classe traditionnelle. Mais, néanmoins, le besoin de pratiques plus personnalisées s’est fait sentir, et ce besoin se traduit dans la réglementation.

L’activité photographique dans l’école est, en effet, encadrée par un certain nombre de prescriptions puisque le photographe est la seule personne extérieure à l’école à pouvoir s’y introduire pour prendre des images des élèves, mises à part les circonstances exceptionnelles et fêtes de fin d’année, où l’événement est hors de l’activité scolaire proprement dite. Les circulaires successives (1927, 1950, 1970, 1971, 1976, 1983) insistent en particulier sur le fait qu’il s’agit de photos de groupe et non de photos individuelles.

La dernière circulaire en date du 5.6.2003 revient toutefois sur ce problème. Elle commence par le constat que « la pratique de la photographie scolaire correspond à une tradition ancienne dans les écoles publiques. Elle répond à une attente de la part d’une majorité de familles soucieuses de conserver un souvenir de la scolarité de leurs enfants ». Elle ajoute que ce souvenir peut prendre une forme nouvelle. « En effet, la photographie de l’élève, en situation scolaire, dans la classe, c’est-à-dire celle qui montre l’enfant dans son cadre de travail, est devenue pour beaucoup, au même titre que la photographie collective, le moyen de se familiariser avec l’institution scolaire et de conserver, année après année, un souvenir du temps passé à l’école ». Photographie de l’élève, donc, et non plus du groupe, mais c’est bien de l’élève et non de l’individu qu’il s’agit. Compromis entre le désir d’individualisation et les exigences de l’institution, la photographie de l’élève le rattache essentiellement à l’école. La photographie de l’élève n’est pas une photographie individuelle à proprement parler. La circulaire le précise bien, pour des raisons juridiques qui appuient une tradition donnant un autre sens à l’image. « La photographie d’identité, ainsi que toute autre photo qui ne s’inscrit pas dans un cadre solaire et peut être réalisée par un photographe, est de nature, si la prise de vue est effectuée à l’école, à concurrencer les autres photographes locaux. Elle ne peut donc être admise que si elle répond aux besoins de l’établissement et n’est pas proposée aux familles ».

La dernière circulaire, qui abroge les précédentes, fait donc une place à des photos intermédiaires entre l’individuel et le collectif. Elle le fait sans compromettre la place de la photo de classe qui semble avoir de beaux jours devant elle, et pas seulement par le succès des sites internet dont le but est de retrouver la trace de tous les membres d’une photo passée. Avec ou sans la connaissance de chacun, l’intégralité du corps continue de fonctionner de façon diffuse mais fermement établie comme un corps politique républicain où chacun existe à côté des autres, pour la première et parfois la seule fois de sa vie, au nom de sa citoyenneté.

Bibliographie.

Chanet Jean-François, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

Garay Albujar Andrès, Martin Chambi, Paris, Phaidon, 2006.

Gellner Ernest, Nations et nationalisme (1983), Paris, Payot, 1999.

Julia Dominique, Les trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1986 ;

Mondejar Lopez Publio, Le Pérou de Martin Chambi, Paris, Place des Victoires, 2002.

Ozouf Mona, L’Ecole, l’Eglise et la République, 1871-1914, Paris, Le Seuil, 1992.

Pasquini Pierre, Les pays des parlers perdus, Montpellier, Les presses du Languedoc, 1994.

Pasquini Pierre, Des immigrés au croisement des langues, Perpignan, Trabucaire, 2000.

Pasquini Pierre, Introduction au numéro 12 de la revue Etudes sorguaises (2000), « Un siècle d’écoles à Sorgues » consacrée aux photos de classe.

Prost Antoine, Histoire de l’éducation en France, Paris, Armand Colin, 1991.

Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation ? (discours de 1882), Paris, Agora pocket, 1992.

Weber Eugen, La fin des terroirs (1976), Paris, Fayard, 1992.

Le fonds le plus important de photos de classe, et en particulier des établissements Tourte et Petitin (14 boites d’albums de photos), se trouve au Musée de l’Education de Mont-Saint-Aignan (Seine Maritime).

Outre le numéro d’Etudes sorguaises signalé en bibliographie, un certain nombre de sites internet, dont l’objet est en général la mémoire d’un village ou d’un quartier, comportent des photos de classe. Voir par exemple www.chazelles-histoire.net.

Frédéric Mistral : un enracinement universel

Un enracinement semble toujours particulier. Ce titre est donc paradoxal. Mais en fait, plus l’enracinement s’approfondit et plus il devient universel. Mistral en est le meilleur exemple par son œuvre et par les difficultés qu’il a surmontées car on pouvait croire, au début, à un projet purement local.

A son retour au mas, à la fin de ses études, Mistral raconte en effet dans ses Mémoires et Récits qu’il prit trois résolutions :

-Premièrement, de relever, de raviver en Provence le sentiment de la race.

-deuxièmement d’amener cette renaissance par la restauration de la langue naturelle et historique du pays.

-Troisièmement, de rendre la vogue au provençal par la flamme de la divine poésie.

Ce sont des objectifs ambitieux mais qui semblent limités à un terroir donné. En les atteignant, on deviendrait le poète de son pays, on jouirait d’une reconnaissance locale, ce dont beaucoup se contenteraient. En fait, ces objectifs vont très loin. Peut-on les atteindre sans se préoccuper du reste du monde ? Le jeune Mistral ne s’est certainement pas posé cette question. Ses idées, à l’époque, étaient vagues, elles bouillonnaient, comme il le dit. L’écrivain Frédéric Mistral, en revanche, y sera constamment confronté. Son enracinement n’est pas un aboutissement, c’est le point de départ d’une expérience qui, par ses difficultés autant que par ses réussites, met en relief à un moment décisif le rapport des hommes à leur passé, à leurs traditions et à leur langue.

Mistral n’est bien entendu pas le seul à le faire mais il le fait à la fois en poète et en homme d’action, avec une lucidité et une ténacité dont toute son existence témoigne. Il résiste, comme on peut le montrer, à toutes les tentatives de réduction et d’enfermement. Il le fait avec les préjugés de son époque –il ne peut pas en être autrement-, mais son action dépasse le cadre particulier qui lui a donné naissance, non seulement grâce à l’universalité de la poésie mais aussi parce qu’elle s’adresse à tous ceux qui, dans un monde qui change, se demandent comment évoluer sans pour autant renier leur passé. C’est pour cela que le rayonnement de Mistral est si vaste. Il ne se contente pas de dépasser les frontières, il montre à travers son œuvre et son existence que l’attachement à son pays est une ouverture au monde. Associer les termes « enracinement » et « universel », ce n’est donc pas juxtaposer des contraires, mais montrer une relation qui s’impose et dont le poète lauréat du prix Nobel est un des artisans.

1.Genèse et réception de Mirèio.

Ce n’était pas tout à fait clair dans l’esprit du jeune poète, sans doute. Un changement important dans les deux vers liminaires de Mirèio doit pourtant attirer l’attention

Cante uno chato que, pecaire,

Pousqué pa’ vé soun calignaire

(Je chante une jeune fille qui, hélas, ne put avoir son amoureux),

devient

Cante uno chato de Prouvenço…

(Je chante une jeune fille de Provence).

On passe d’une histoire privée, en quelque sorte, à une dimension générale. C’est d’un pays qu’il est question à travers l’histoire de cette jeune fille. Il y a de plus une ambition littéraire majeure. La référence culturelle à Homère n’est pas de simple forme. Au lieu de prendre comme modèle les écrivains français de son temps, Mistral se place d’emblée sous un autre patronage, celui des ancêtres communs de toutes les cultures occidentales. C’est un défi, un pari, celui de tenter l’aventure, de casser l’image qu’on se faisait de sa langue en la faisant échapper aussi bien au mépris dans lequel elle est tenue comme patois, qu’à la conformité au modèle dominant Mirèio est plus qu’un poème, le manifeste de la renaissance mais aussi de la reconnaissance d’une langue, et il va s’apercevoir que ce second objectif est de loin le plus difficile à atteindre.

C’est ce souci qui l’amène à accepter la traduction.

« Je l’ai faite surtout pour rapprendre à la classe aisée et citadine de nos contrées la langue qu’ils cherchaient en vain à désapprendre » (Lettre à Saint René Tallandier, 1859).

La traduction est donc littérale, sans céder à la tentation de transposer l’âme du poème dans un autre univers linguistique : elle doit jouer le rôle de pont vers le texte original. Mistral vise ainsi à la reconnaissance d’une langue et d’une civilisation. Il veut lui rendre une dignité menacée, sinon perdue. Or, les réactions multiples que le poème va entraîner (il a eu plus d’articles de presse, par exemple, que Les Fleurs du mal de Baudelaire) vont satisfaire en partie cette attente, mais elles vont également montrer à Mistral le piège dans lequel pourrait l’enfermer un enracinement purement local.

D’une part, en effet, le poème est très bien accueilli, souvent considéré comme une œuvre naturelle, un retour aux sources, au sein d’un monde artificiel. Et il faut citer à ce sujet le célèbre éloge de Lamartine.

« Pourquoi aucune des œuvres achevées de nos poètes européens actuels, pourquoi ces œuvres du travail et de la méditation n’ont-elles pas pour moi autant de charme que cette œuvre spontanée d’un jeune laboureur de Provence ? (…) C’est que nous sommes l’art et qu’ils sont la nature, c’est que nous sommes métaphysiciens et qu’ils sont sensitifs ; c’est que notre poésie est retournée en dedans et que la leur est déployée en dehors ; c’est que nous nous contemplons nous-mêmes et qu’ils ne contemplent que Dieu dans son œuvre ; c’est que nous pensons entre des murs et qu’ils pensent dans la campagne ; c’est que nous procédons de la lampe et qu’ils procèdent du soleil » (Lamartine, 40° entretien, qui figure dans les diverses éditions Charpentier de Mireio).

Mais cet éloge a un revers. Cette reconnaissance est celle de l’autochtone attaché à son terroir par un esprit plus vaste et plus instruit. Elle sous-entend une inégalité complètement opposée aux intentions de Mistral. Là où il veut montrer la dignité d’une langue, on voit l’œuvre charmante d’un indigène, œuvre d’autant plus charmante que l’indigène en question reste naturel et ne se compromet pas avec la civilisation. Si Mistral monte à Paris pour faire connaître Mireille, ce n’est pas pour offrir un spectacle exotique. Il y a un malentendu, et on le voit dans la réaction naïve, d’une certaine manière, d’une autre grande plume de l’époque, Barbet d’Aurevilly, à propos de Mistral.

« J’aurais aimé, écrit-il, rencontrer dans Monsieur Frédéric Mistral, nouvellement découvert, et dont le nom, beau comme un surnom, convient si bien à un poète de son pays, un homme né et resté dans la société qu’il chante, ayant le bonheur d’avoir les mœurs de ses héros, et d’être un de ces poètes complets dont la vie et l’imagination s’accordent, comme le fut Burns » (Barbey d’Aurevilly, Le Pays du 17 avril 1859). Un poète paysan strictement cantonné à son terroir, en quelque sorte. Et Barbet d’Aurevilly constate avec regret qu’il n’en est rien. « Hélas ! M. Frédéric Mistral n’est pas si sauvage ni si autochtone que je le voulais ».

Comment Mistral a-t-il réagi à la lecture de ces lignes ? Nous ne pouvons évidemment pas le savoir. Il n’est pas interdit d’imaginer d’abord une certaine satisfaction. Il ne se plie pas à l’image de l’indigène sauvage qu’on lui avait un peu trop vite lui collée. En ce sens il déçoit peut-être mais atteint son objectif, qui est d’imposer à travers son œuvre et sa personne une dignité de la langue jusque là méprisée, de lui donner un rang égal aux autres. Mais la satisfaction se transforme vite en amertume, car cette image de l’indigène qu’on voudrait trouver chez lui revient régulièrement. Il en a trouvé la preuve cruelle dans son soutien le plus célèbre, le même Lamartine qui a favorisé sa découverte. On évoque souvent les Entretiens, en effet, en citant les louanges de Lamartine. On oublie de mentionner comment le texte se termine. Mais cette fin, terrible à sa manière, Mistral a dû souvent la méditer.

« Rentre humble et oublié dans la maison de ta mère ; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la charrue comme tu faisais hier… jette la plume et ne la reprends que l’hiver, à de rares intervalles de loisir… On ne fait pas deux chefs d’œuvre dans une vie ; tu en as fait un : rends grâce au ciel et ne reste pas parmi nous : tu manquerais le chef d’œuvre de ta vie : le bonheur dans la simplicité ».

Rentre chez toi et jette la plume. Ne reste pas parmi nous ! Même s’il faut faire l’indispensable part de rhétorique dans ce conseil final, il pose un cadre et une distance. Retourne à tes racines, dit Lamartine, vis selon la tradition et reste bienveillant au regard des civilisés qui viendront te rendre visite et admirer ton art de vivre. On n’est pas très loin de la réserve indienne. La stratégie de Mistral reposait donc sur un malentendu puisqu’on a reconnu en lui autre chose que ce qu’il voulait être. Il le comprend, mais n’en accepte pas les conséquences. Il va résister à cette image qu’on veut lui imposer avec les moyens qui sont les siens. La ténacité de cette résistance va prouver que son enracinement ne le transforme pas pour autant en poète simple et naïf mais ce ne sera pas facile. Voyons-en quelques aspects, et les raisons pour lesquelles cet enracinement va tendre à l’universalité.

2.De multiples difficultés.

Mistral doit se battre sur un triple front.

A l’extérieur de la langue, si l’on peut dire (car cela inclut de nombreux Provençaux), sont ceux qui refusent aux parlers locaux un autre que nom que celui de patois, et considèrent comme regrettable qu’on veuille en faire une langue, fut-ce en s’appuyant sur des chefs d’œuvre. Taxile Delord, Avignonnais monté à Paris, écrit en 1859 dans Le Siècle : « Poète Mistral, impétueux comme votre nom, calmez-vous et cessez de voir dans ce mot de patois une injure pour l’intelligence et la probité  des Provençaux. Qu’est-ce qu’un patois ? C’est une langue qui ne se renouvelle pas, et qui est destinée à périr ; il en est du provençal comme du languedocien, comme du bas breton, comme du picard, comme d’une foule d’autres idiomes que rien ne peut défendre de l’invasion du français, non, rien, pas même un beau poème comme celui de Mirèio ». Et il y revient en mai dans Le magasin de librairie. « C’est un grand malheur pour la littérature française que Frédéric Mistral n’ait point composé son poème dans la langue que nous parlons tous (…). Voyez pourtant le singulier caprice de la muse, d’inspirer ainsi à un jeune homme lettré aussi Français que vous et moi un poème en patois qui sera très vraisemblablement oublié dans cent ans et qui aurait vécu aussi longtemps que la langue française ». Comme quoi on peut être un prophète très malheureux.

Le second front est à l’intérieur des parlers, contre ceux qui s’opposent à la normalisation linguistique impulsée par Mistral, et dont le félibrige est l’instrument privilégié. Pour ces patoisants, toute autre langue que celle de leur village est une pure invention, ce qui obéit au fond à la même logique que le refus de la dignité de la langue mais de l’autre côté, en quelque sorte, par un refus de sortir du local, de se soumettre à une langue officielle, et surtout pour eux artificielle.

Deux exemples peuvent le montrer : la publication semestrielle marseillaise, Lou Rabaiare, à partir de 1857, pour constituer un anti Armana, et une tentative pour pousser sur la scène parisienne une anti Mireille, la Margarido du Varois Marius Trussy. Le préfacier, louis Jourdan, salue les félibres mais oppose la Provence orientale masculine, à la Provence Rhodanienne, plus féminine et il ajoute que ces poèmes ne sont pas les premiers mais les derniers dans leur langue : l’inverse de ce que voulait Mistral. Le poème est bien loin d’avoir le succès de Mirèio mais l’entreprise existe, et ce genre de réticence se manifeste en tout lieu.

Pour couronner le tout, il y a ceux qui ne seraient pas opposés à la valorisation de la langue mais trouvent son usage religieusement ou politiquement incorrect. L’accusation de séparatisme, en particulier, va peser très lourdement à une époque où elle avait un caractère de très haute gravité, et Mistral va consacrer beaucoup d’énergie à en montrer l’absence de fondement.

A ces critiques, enfin, s’ajoute l’écrasement des œuvres par une vision caricaturale qui traverse les siècles et qu’on peut résumer ainsi: tout cela n’est qu’un jeu de ces méridionaux qu’ont ne prend pas vraiment au sérieux. « Tous ces gens-là sont bons, exubérants, et joyeux. De toute cette foule il se dégageait comme un bouillonnement de cordialité. On sentait qu’ils y allaient de tout leur cœur, qu’ils étaient ravis du spectacle amusant qu’ils se donnaient à eux-mêmes, qu’ils criaient pour crier, parce que dans ce cri s’exhale le trop plein d’une âme débordante » (Description d’une pégoulade à Avignon par Francisque Sarcey pour Le Temps, en 1888). De grands enfants, en quelque sorte ; l’éternelle caricature du méridional.

3.Le combat pour la dignité de la langue. Ses conséquences.

Mistral répond à ces différentes attaques. A ceux qui lui reprochent d’écrire dans un patois moribond, et qui lui conseillent de passer au français, il répond d’abord par son œuvre. Il répond également en soutenant tous les écrivains plus ou moins connus qui publient comme lui des œuvres en provençal. Des poésies, mais également des romans. Il impulse un véritable mouvement. La fin du XIX° siècle voit l’émergence d’une prose provençale avec par exemple en 1894 deux romans aussi différents que Vido d’enfant, de Baptiste Bonnet dont le nom peut être placé, selon les commentaires qu’on en fait à l’époque, à côté de celui de Mistral, et Bagatouni de Valère Bernard (futur capoulier du félibrige), qui fait tenir aux immigrés italiens de Marseille un parler mixte italo provençal et montre une bonne connaissance de leurs pratiques. Ce sont deux œuvres très différentes, qui suscitent des polémiques et seront suivies d’autres tout aussi riches : Les rouges du Midi, de Félix Gras ; La bête du Vaccarès, de Joseph d’Arbaud. Dans le sillage de Mistral, une tradition d’écriture en provençal se constitue donc, qui se poursuit jusqu’à maintenant et confère à la langue un statut reconnu.

D’autre part, et contre la dispersion des parlers locaux, l’unification de la langue progresse. Le félibrige n’est pas un organisme officiel, et ne dispose d’aucune autre autorité que le prestige de son chef. A cet égard, et compte tenu de la faiblesse objective de ses moyens, le résultat obtenu n’est pas négligeable. La production félibréenne est très discrète dans l’ensemble de la production régionale lors des premières années (6% en 1855-1859). Elle est majoritaire cinquante ans après (76% en 1910-1914), et obtient 100% dans le bastion avignonnais. Il faut à cette langue un outil, et Mistral ne se contente pas d’être écrivain. Cette langue qu’il entend promouvoir, il la dote également de cet outil indispensable, un dictionnaire auquel il travaille pendant vingt ans, et dont l’impression commence en 1878. Ce dictionnaire, le Trésor du félibrige, est aujourd’hui encore un ouvrage de référence, et son titre montre effectivement combien la langue est attachée au mouvement et au génie qui lui a donné sa place.

Il semble donc que, avec des hauts et des bas inévitables, Mistral ait réussi à imposer la reconnaissance de la langue et évité, dans la mesure de ses moyens, une dispersion dialectale qui l’aurait empêché d’exister et qui aurait fait de Mirèio, comme on le prédisait, l’œuvre unique d’un parler disparu. De plus, il veille à ce que cette langue ne soit récupérée par aucun courant particulier, que ce soit sur le plan politique ou religieux. Il faudrait reprendre ici en détail l’histoire de ces nombreux épisodes où Mistral intervient pour éviter une dérive cléricale (l’Armana semble avoir été écrit sous la dictée du petit séminaire, écrit-il après les premières années de l’Armana), où il se refuse à toute captation nationaliste, et d’une manière générale, politique de ses écrits et de sa réputation. Il refuse ainsi d’être placé à la tête d’une immense manifestation populaire comme celle des vignerons en 1907. Mais il regrette, également, que la municipalité de Maillane ne se joigne pas à lui pour accueillir comme il se doit le président de la République. Il voit dans ce refus un acte regrettable, car l’hommage à l’écrivain est d’un autre ordre.

On n’a pas manqué, bien entendu, de repérer au cours de la vie de Mistral un certain nombre de tentations politiques, mais son attitude générale, à tous les moments décisifs, a été de s’écarter de toute position qui aurait pu faire de la langue qu’il entendait défendre une langue partisane. On pourrait donc penser qu’il a totalement réussi mais on serait alors –c’est lui qui le dit- dans l’illusion la plus complète. Car cette reconnaissance littéraire, cette victoire linguistique ne changent rien à la pratique de la langue, c'est-à-dire à la généralisation du français. Il en fait dès 1875, dans l’Armana, le constat attristé : « Malgré les fêtes, les manifestations, les triomphes qui viennent accélérer, constamment et de toutes les façons, le galant mouvement de notre renaissance, nous sommes obligés de reconnaître que notre langue d’oc, si elle gagne du respect dans le monde des lettres, en perd, hélas ! dans les usages de la foule ».

Cet écart entre le rêve poétique et la réalité, le peuple idéal et le peuple réel, Mistral ne cesse de le constater. Faut-il pour autant abandonner la partie et se vouer entièrement à la conservation ? Il lui arrive de céder à la tentation et de se livrer à la nostalgie d’un passé idéalisé, voire inventé, Mais Mistral est régulièrement ramené au présent par les sollicitations de son entourage mais surtout par la nécessité de créer qui s’impose à lui. Comme il l’écrit à Adèle Dumas en 1897, « Le vrai, le seul bonheur de la vie, c’est de créer ». Il est donc sous tension, tension entre le passé et le présent, entre le monde réel et l’univers poétique, entre l’enracinement et l’universel. Il refuse de résoudre brutalement l’énigme de l’existence et cette tension qu’il incarne lui donne un rayonnement international

4.Le rayonnement international.

Que Mistral soit connu à l’étranger est une évidence. Il suffit de rappeler les nombreuses éditions de Mirèio : Dès 1864 en Catalogne (4 éditions avant 14). En 1868 en Angleterre, 1872 aux Etats-Unis, 1880, puis 1890 en Allemagne et en 1897 en Pologne, et dans les premières années du XX° siècle en Suède (1904), Italie (1905), Danemark (1907) et Portugal (1910, 1912), sans compter les éditons de Calendau, Nerto et des Mémoires et récits (Allemagne, Angleterre, Danemark, 1907). La liste, pour la suite du siècle, serait interminable.

Il y a des félibres dans le monde entier, nous l’avons vu, et des plus prestigieux. Il y a aussi des félibres venant d’autres parties de la France (Cf. le rôle important joué par un Lyonnais, Paul Mariéton). On soupçonne même que le félibrige pourrait être plus connu à l’étranger qu’en France. Dans sa Grammaire historique de la langue des félibres, Koschwitz indique :

« J’ai cru superflu de mettre en tête de la Grammaire une histoire de la langue provençale : les faits importants sont universellement connus », et il ajoute perfidement « du moins hors de France ». Il y a là sans doute une malicieuse exagération, mais tout de même. Un érudit étranger pouvait avoir l’impression que le rayonnement international de Mistral illustrait parfaitement l’adage célèbre selon lequel nul n’est prophète dans son propre pays.

Mais que peut représenter Mistral pour un étranger ? Que signifie cet intérêt ? Beaucoup plus, nous allons le voir, que l’intérêt littéraire, même si celui-ci est une condition indispensable. Il y a non pas un mais des Mistral à l’extérieur des frontières, et cette diversité reflète bien la complexité de sa personne et de son œuvre.

Il y a d’abord un Mistral que l’on tire du côté du politique, c’est-à-dire là où il a toujours refusé d’aller. Mistral n’a jamais mis en cause l’unité française, mais ses plaidoyers pour la dignité et la renaissance d’une langue et d’une culture peuvent avoir, dans un autre contexte, un tout autre écho. Le couronnement du Roumain Vasile Alecsandri aux fêtes latines de Montpellier en 1878 est un événement dans son pays, qui est en train de conquérir son indépendance. La figure de poète-meneur de peuple opprimé qu’incarne Alecsandri (il joue un rôle diplomatique important) s’inspire à sa manière de Mistral, qu’Alecsandri rencontre en 1882. Les contacts s’espaceront toutefois à mesure que la diplomatie roumaine s’orientera vers d’autres alliances, confirmant ainsi les réticences de Mistral sur le caractère éphémère de l’action politique.

Il en est de même, contrairement à ce que l’on pourrait penser, avec la Catalogne, dont le destin et le rapport à l’Etat central sont totalement différents de ceux de la Provence. Il y a un moment de grande fraternité (la Coupo Santo, on s’en souvient, nous vient des Catalans, dit l’hymne félibréen) mais aussi des tensions dès que le mouvement catalaniste devient nettement politique. Mistral réagit ainsi à un discours de Balaguer aux jeux floraux de 1880, à Valence : « Si dans le propos de l’ardent orateur, il y avait sous-entendue quelque pensée politique, si Balaguer a voulu dire que notre renaissance doit se faire l’instrument de tel ou tel système philosophique ou politique, au nom même de la liberté, nous protesterions ici ! Le félibrige, comme nous l’avons dit cent fois, est né en dehors de toute vue politique et en dehors il doit rester » (Crounico de l’Armana 1881).

Mais malgré les réticences du Maître à propos des dérives politiques, les thèmes mistraliens ont donc une puissance évocatrice qui resurgit à de nombreuses occasions. Il n’y a pas de meilleur exemple, par rapport à l’actualité récente, que celui de l’Ukraine. En 1900, des Ukrainiens envoient en effet plusieurs messages au félibrige, dont l’un affirme que « parmi les grandes littératures de l’univers, il y en a une qui cherche à défendre ses droits, comme le fait en France la littérature provençale. Ayant perdu son autonomie, devenue simple parcelle de l’Empire de Russie, après avoir longtemps lutté pour sa liberté, l’Ukraine proteste par la voix de ses écrivains contre la centralisation. Quoique enchaîné par la censure, notre peuple tient courageusement son drapeau où sont inscrites les glorieuses paroles de notre immortel poète Chevtchenko : « Brisez vos chaînes, fraternisez ! ».

A des milliers de kilomètres de Maillane, la référence mistralienne vient donc à l’esprit, et elle est suffisamment importante pour que ses auteurs aient le désir de la porter jusqu’au Maître. Nous ne connaissons pas ses réactions dans ce cas. Mais nous pouvons les imaginer, vu ce qui s’est passé avec les Catalans : il aurait encouragé la littérature et le mouvement culturel, mais se serait soigneusement tenu à l’écart de tout mouvement nationaliste.

On peut donc avoir de Mistral l’image d’un prophète national, image susceptible d’être utilisée dans d’autres contextes, mais cette image ne doit pas dépasser, selon le principal intéressé, les bornes de la littérature. Il n’empêche que l’écrivain suscite un des réactions, est un objet d’inspiration qui montre bien que les problèmes qu’il a soulevé dépassent les frontières de la Provence. De nombreux lecteurs trouvent en effet un rapport ente la situation qu’il évoque dans son œuvre et la leur, et y transposent la polémique : Mistral parle d’eux autant que de la Provence. Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve dans de nombreux pays les polémiques suscitées par son œuvre.

Ainsi en Ecosse, en 1867, une revue d’Edimbourg, la North British Review, publie un article intitulé « poèmes provençaux modernes », qui refuse l’entreprise de Mistral au nom de la défense de l’anglais. « N’y a-t-il pas quelque chose de forcé dans le néo provençalisme de Mistral ? Peut-on vraiment supposer que la France adoptera réellement une série de poèmes écrits dans ce qui fut jadis une langue classique mais qui est à présent un patois ? ». L’auteur compare alors les indigènes provençaux aux Ecossais des Highlands qu’il lui arrive de rencontrer, et qui répondent « no saxon » à ses paroles. Il refuse de considérer que leur langues puissent avoir un quelconque intérêt. Il conseille donc aux Provençaux de parler français, aux Ecossais de parler anglais. Quelques numéros après, au contraire, un autre article fait un compte-rendu de Mirèio et se place du côté des défenseurs des vieux langages. Selon son auteur, ce ne sont pas des obstacles au progrès mais un patrimoine commun. Et la suite est un éloge de la poésie populaire qui est, de façon à peine voilée, une attaque de l’article précédent. Il se passe en somme en Ecosse la même chose qu’en Provence, et Mistral est ici le révélateur des positions de chacun. C’est aussi, pour des raisons diverses, leur référence commune.

Personne ne met en cause, toutefois, les qualités du poète dans lequel tous se reconnaissent, mais pour des raisons différentes. Pour les uns, il est le chantre de la nature universelle.

« Il chante à présent surtout les sentiments simples, sincères du cœur humain, la réelle beauté de la nature, le charme de la vie saine, au grand air, le travail salubre et la vie simple, l’amour du foyer et de la patrie » (thèse de Charles Downer, en 1900, Frédéric Mistral, poet and leader in Provence, New York).

Pour les autres, il est un précurseur de ce qu’on appellerait maintenant le droit à la différence : « Les imbéciles préfèrent les ressemblances, ils les comprennent mieux. Quand ils voient des différences, ils essayent de les émousser jusqu’au niveau monotone de leurs bas instincts. Le sage aime la différence, la différence de costume, de langage, de genre de vie, d’apparence. La différence qui a donné à la Provence les plus jolies femmes de toute la France dans certaines de ses villes, les hommes les plus beaux dans d’autres ».

(Th Cook, Old Provence, londres, 1914).

Mistral est bien entendu celui qui a fait reconnaître cette différence, l’a promue, théâtralisée et consacrée, non seulement pour la langue mais aussi pour le costume, et en particulier le costume arlésien. Le regard étranger sur cette entreprise lui donne raison. Il devient un des symboles les plus marquants de la recherche d’authenticité au cours du siècle, même si, comme j’ai eu l’occasion de le montrer par ailleurs, cette authenticité résulte d’un processus. Prophète national pour les uns, modèle de simplicité et de rusticité pour les autres, défenseur d’une cause perdue pour ses critiques, du droit à la différence pour ses partisans, Mistral est tout cela et bien plus encore puisqu’il est, en somme, tout cela à la fois. Ce qui fait qu’il est au fond irrécupérable par quelque camp que ce soit et que c’est pour cela qu’il réussit à être universel en restant enraciné.

Il ne faut pas oublier, enfin, que cette universalité est d’abord celle de la création, c’est-à-dire celle de la poésie. Mais les poètes ne l’oublient pas et la preuve en est que dans les années cinquante du XX° siècle, quelqu’un d’aussi différent de Mistral que le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini a été amené à s’y référer quand il est revenu vers le dialecte d’origine de sa mère, le frioulan. Avec ses amis, ils se sont donné le même nom que les membres de l’association fondée il y a 150 ans, celui de félibres. Il fallait pour cela, dit Pasolini, à la fois de la proximité et de la distance, du local et de l’universel, et surtout l’amour de la langue.

« Les félibres de Casarce n’ont aucun lien, même de loin, avec les formes par définition dialectales » écrit-il dans Passione e ideologia, retrouvant pleinement l’esprit mistralien. Sur l’enracinement universel, ce sont donc bien les poètes qui ont le dernier mot, et ce dernier mot, il est tout à fait légitime de le rendre à Mistral.

« Qu’est-ce que la Provence ? » se demande-t-il en 1906. Il répond que pour lui la Provence est : « Un pur symbole,/ un mirage de gloire et de victoire/ qui, dans la transition ténébreuse des siècles,/ nous laisse voir un éclair de beauté ».

Mais il le dit, bien sûr, en provençal :

Un pur simbèu,

Un miramen de glori e de vitori

Que, dins l’oumbrun di siècle transitori,

Nous laisso veire un eslùci dou beù.

(« Méditation du haut d’un belvédère provençal », qui figurera ensuite dans le recueil Lis Oulivado).

MARIE CURIE

OU LES RESISTANCES A L’HEROISATION

 

Marie curie est sans doute une de femmes les plus connues du XX° siècle. Anatole de Monzie affirmait en 1935 « Messieurs, à l’heure où je vous parle, le plus grand prosateur français est une femme : Colette ; le plus grand poète est une femme, madame de Noailles ; et notre plus grand savant est aussi une femme, madame Curie ». S’il est toujours aventureux d’opérer de tels classements, la notoriété scientifique de Marie Curie est cependant incontestable. Elle est lauréate de deux prix Nobel dans deux disciplines scientifiques différentes, double distinction encore sans équivalent aujourd’hui[1]. Son action pendant la première guerre mondiale en faveur d’une utilisation médicale des rayons X est connue, ainsi que l’énergie dépensée ensuite, aussi bien pour poursuivre ses recherches que pour obtenir les moyens permettant de les mener à bien. Son voyage en Amérique a été suffisamment marquant sur ce plan, pour être fréquemment rappelé, et même inspirer des fictions[2]. Elle peut d’autre part être considérée comme une martyre de la science puisque son décès, comme, malheureusement, celui de nombre de ses collaborateurs et collaboratrices, est dû à la manipulation de produits radio actifs dans des conditions liées à la totale méconnaissance de leurs effets nocifs[3]. Bien des traits, en somme, qui pourraient en faire une héroïne, ce que confirme son incontestable célébrité. Or, si Marie Curie présente bien des traits de l’héroïne, une héroïsation totalement satisfaisante se heurte à un obstacle de taille lié à un épisode de sa vie personnelle qui prit contre son gré, et à un moment où d’autres intérêts agissaient pour le mettre en lumière, une ampleur publique désastreuse. Le désastre faillit d’abord être pour la scientifique. C’était l’occasion de remettre en question son rôle dans les découvertes précédentes (remarquons d’ailleurs qu’on parle encore significativement de la paternité, et non de la maternité d’une découverte), et plus généralement de reprendre le préjugé selon lequel, décidément, les femmes ne sauraient valoir les hommes dans la science, puisque même avec une personne aussi éminente…. Les appuis nombreux et actifs que Marie trouva dans la communauté scientifique limitèrent nettement les dégâts sur ce plan, et la suite de sa carrière ne fut sans doute pas très différente de ce qu’elle aurait été sans « l’affaire ». Mais ce fut un désastre pour la femme livrée sous le regard de ses filles aux attaques ignobles dont nous verrons quelques exemples. Si ce n’est pas seulement en tant que femme que Marie Curie fut attaquée, puisque l’on ne manqua pas d’insister sur son origine étrangère, c’est bien cette question qui fut centrale pendant la polémique. Marie Curie ne s’est-elle pas conduite ainsi parce que femme ? A ce reproche, en définitive classique, fait écho un reproche opposé et plus surprenant. C’est parce que femme que Marie Curie aurait dû se conduire autrement, écrivent certaines féministes, supposant que de ce point de vue, également, on doit se montrer digne de l’héroïsation. Marie Curie surmonta ce second reproche comme le premier. Mais il est intéressant de voir en quoi les deux mettent en question l’héroïsation d’une femme, puisque les résistances à cette héroïsation ne se font pas seulement contre les femmes, mais également en leur nom. Avant d’en venir à cet épisode proprement dit, il peut toutefois être utile de rappeler les étapes essentielles de la vie de Marie Curie.

   1.Une scientifique dans son siècle.

Marie Sklodowska naît à Varsovie le 7 novembre 1867 dans un milieu intellectuel (son père était professeur de mathématiques et sa mère directrice d’une école de filles), au moment où la domination russe se fait de plus en plus pesante. A quinze ans, Marie connaît de graves ennuis de santé qui l’amènent à séjourner, en convalescence, dans le sud du pays. A son retour à Varsovie, elle se destine à une carrière d’institutrice, et marque beaucoup d’intérêt, en même temps que pour la science, pour la philosophie positiviste. Elle dédicace ainsi une photo, en 1880 : « A une positiviste idéale –De deux idéalistes positives »[4]. Elle est témoin de la répression que mène la police tsariste. Elle prend un poste d’institutrice à Varsovie et commence à marquer de l’intérêt pour les recherches expérimentales. Deux ans plus tard, elle cède à l’insistance de sa sœur aînée installée à Paris et quitte Varsovie pour la Sorbonne. Elle obtient sa licence de physique en 1893, de mathématiques en 1894. Elle rencontre Pierre Curie l’année suivante. De dix ans son aîné, Pierre Curie était connu pour ses travaux sur la piézo-électricité menés avec son frère Jacques, sans que sa situation professionnelle soit pourtant très brillante. Pierre et Marie décident de se marier, en 1895, à un moment où « rien n’indiquait qu’il put s’attendre à une amélioration de son sort »[5]. Irène, leur première fille, naît l’année suivante. Marie reprend son travail quelques semaines après la naissance. Le fait est inhabituel dans le milieu scientifique, où la naissance d’un enfant marquait d’ordinaire la fin d’une carrière. Marie tient à continuer ses études et choisit, à partir de la découverte de la radioactivité par Becquerel en 1896, de s’intéresser aux rayons émis par les sels d’uranium. Elle dispose pour cela de l’instrument inventé par Pierre et Jacques Curie, un compteur à quartz piézo-électrique. Elle se demande alors si l’uranium est le seul élément à émettre des rayons, multiplie les expérimentations et découvre que le thorium et ses composés sont eux aussi émetteurs. « Du point de vue scientifique, c’est cette découverte qui constitue l’œuvre maîtresse de Marie Curie (…) et de là jaillirent toutes les applications pratiques découlant de la connaissance de la structure atomique »[6]. Elle en revendique clairement la paternité dans son autobiographie. Pierre abandonne alors les autres problèmes qui l’intéressent et travaille avec Marie à isoler les éléments radio actifs. Ils découvrent le polonium (ainsi nommé par Marie) en 1898 et le radium à la fin de la même année. Déterminer le poids atomique de cet élément nécessite de longues et dangereuses manipulations, mais on ignore à l’époque ces dangers. Le poids atomique est établi en 1902. Marie soutient sa thèse en 1903, année où le couple partage le prix Nobel de physique avec Henri Becquerel. Leurs efforts et les résultats obtenus dans des conditions précaires en font des héros de la science, ce qui leur ouvre des perspectives mais cause aussi bien des tracas. Le laboratoire suscite la curiosité de la presse et de toutes sortes de gens et les époux supportent mal d’être constamment dérangés. Il n’en reste pas moins qu’ils sont dès lors des personnages publics. Leur rayonnement –si l’on peut dire- est international. C’est toutefois Pierre qui prononce les discours officiels, comme celui du 19 juin 1903 à la Royal Institution de Londres (lors duquel il renversa accidentellement un peu du radium qu’il avait apporté pour démonstration, et dont les traces étaient encore détectées cinquante ans plus tard[7]), et celui de juin 1905 à Stockholm, devant l’Académie suédoise. Bien que le prix Nobel leur ait été attribué conjointement, Marie resta dans l’assistance.

Leur seconde fille, Eve, naît en 1904. Leur désir d’avoir un nouveau laboratoire est en train de se réaliser quand Pierre est tué accidentellement, le 19 avril 1906, devant le Pont-neuf. Marie accepte de reprendre la chaire en Sorbonne, que son mari n’avait occupée que dix-huit mois, et devient professeur titulaire en 1908. Elle parvient à isoler le radium métallique pur en 1908. Le rayonnement fort du radium est un outil efficace pour l’étude de l’intérieur de l’atome et Marie Curie est au centre du développement de cette recherche. En 1911, elle est au sommet d’une carrière brillante, et on la presse de poser sa candidature à l’Académie des Sciences. Après « l’affaire », et l’année terrible »[8], Marie Curie ne se contente pas de ses recherches scientifiques. Elle met en œuvre pendant la guerre un service de radiologie, s’occupant aussi bien des blessés que de la formation des médecins et infirmières aux techniques de la radiologie, de l’équipement des ambulances. Elle s’emploie à trouver les voitures disponibles, assistée dans toutes ces activités par sa fille Irène. Après la guerre, elle utilise sa notoriété pour donner à la recherche française –et polonaise, qu’elle n’oublie pas- les moyens de se développer, ce qui l’amène en Amérique en 1921. Le soupçon que les recherches sur la radioactivité sont dangereuses se fait toutefois de plus en plus précis. Marie Curie, malgré sa résistance exceptionnelle, meurt à bout de forces en 1934. Dans le cadre d’une telle existence, « l’affaire » semble bien secondaire. Il n’en était pas de même en 1911.

   2. Le développement de « l’affaire ».

Au moment de l’élection à l’Académie des Sciences, Marie Curie peut se valoir de nombreux titres. Elle est la première femme à enseigner dans une université, prix Nobel et membre honoraire ou étranger de nombreuses institutions scientifiques européennes et américaines. La candidature à l’Académie ne l’enthousiasme portant pas. La première candidature de Pierre Curie, conduite elle aussi avec réticence, avait été un échec, avant son élection en 1905. Elle se décide seulement, écrira-t-elle, « pour les avantages qui pourraient en résulter pour son laboratoire »[9]. Ses soutiens s’activent à partir de novembre 1910 dans le monde scientifique et la presse[10]. Elle publie un Traité de radioactivité destiné à montrer que son activité scientifique ne s’est pas arrêtée à la mort de son mari. Ses détracteurs de leur côté mettent en avant la candidature d’Edouard Branly dans un climat qui n’est pas toujours serein. « C’est la guerre par tous les moyens », écrit Marie Curie à Georges Gouy le 4 décembre[11], suggérant ainsi que la polémique ne se cantonnait pas au terrain scientifique. Il se peut que des « informations » sur l’absence de résultats de Marie Curie, mais aussi sur sa vie privée, proviennent d’Henri Bourgois, beau-frère de Mme Langevin et journaliste au Petit parisien, ainsi que de l’avocat de cette dernière, journaliste à la Croix[12]. C’est toutefois la capacité de Marie Curie à mener ses travaux personnellement, c’est-à-dire la capacité d’une femme à travailler autrement que dans l’ombre de son mari, qui est en question. Le 5 janvier 1911, l’Action française affirme que « Mme Curie n’a jamais fait aucun ouvrage seule ; Elle n’a été que la modeste collaboratrice de son mari », et ce journal exprime catégoriquement ce que suggère la quasi-totalité de la presse, à l’exception du Gil Blas et de quelques articles de la presse féminine.

Le 23 janvier 1911, Edouard Branly est élu par trente voix contre vingt-huit à Marie Curie. Le score de Marie Curie est très élevé compte tenu de la polémique qui a précédé le vote, une « quasi-victoiree », écrit-on parfois, mais elle le vit comme un échec et ne se représentera jamais, alors qu’on lui assure désormais qu’elle est certaine d’être élue la seconde fois, comme le fut son mari. Il ne s’agit pas seulement, toutefois, d’une affaire scientifique. Marie Curie écrit à Charles-Edouard Guillaume le 18 janvier « Si j’ai éprouvé à la fin de cette campagne un ennui réel, c’est à cause de la forme de la lutte et des attaques dont j’ai été l’objet »[13]

Le comité Nobel de chimie se met au travail en février de la même année. Un consensus sur les candidats retenus est obtenu le premier novembre et l’Académie vote le sept, confirmant le consensus des sections de physique et de chimie pour donner le prix à Marie Curie. « L’affaire » avait pourtant atteint la Suède le cinq du même mois, mais sans empêcher la décision[14].

Le 4 novembre, en effet, un article du Journal (tirant 750 000 exemplaires) titre en première page « Une histoire d’amour. Madame Curie et le professeur Langevin »[15] (notons l’opposition « madame » / « le professeur »), selon lequel le professeur Langevin aurait quitté son domicile pour suivre madame Curie. Détournement d’un homme marié, parmi les plus grands noms de la physique française, élève qui plus est de son mari défunt[16] et auquel l’article accorde généreusement six enfants au lieu des quatre existants. Marie Curie apprend cette publication au congrès Solvay, à Bruxelles[17] et rédige aussitôt une déclaration publiée par Le Temps le 5 novembre, alors que le Petit journal renchérit en première page le même jour : « Un roman dans un laboratoire. L’aventure de Mme Curie et de M. Langevin », avec une interview de Jeanne Langevin. Marie Curie obtient des excuses (publiées) du directeur du Journal le 6 et apprend sa nomination au prix Nobel le 7. Les hésitations du comité quant à la venue de Marie Curie pour la remise du prix, suite au scandale, ont été analysées par Karin Blan[18]. Elles n’empêchent pas la venue de Marie à Stockholm. Elle y prononce la traditionnelle conférence et participe à d’autres cérémonies dont un banquet organisé en son honneur par l’association suédoise des femmes diplômées qui réunit trois cent participantes. Mais ces épreuves l’épuisent (il n’est pas possible d’évoquer ici tous les aspects de « l’affaire », mais on peut par exemple signaler qu’elle entraîne directement quatre duels) et elle est transportée en clinique le 29, à bout de forces.

Avec du recul, l’épisode peut avoir la consistance anecdotique que lui ont donné d’emblée les participants du congrès Solvay auquel assistait Marie Curie lors de la parution du premier article, d’accord sur ce point avec la très grande majorité du monde scientifique[19]. Seule apparaît la préoccupation, légitime celle-là, de la santé de Marie. « Qui ne fait pas partie des vipères », lui écrit Albert Einstein le 23 novembre « se réjouira toujours d’avoir des personnalités comme vous et Langevin parmi nous, de vrais êtres humains avec lesquels on est heureux d’être en relation. Si la racaille s’occupe encore de vous, cessez simplement de lire ces sottises. Laissez-les aux vipères pour lesquelles cela a été fabriqué »[20]. S’il est effectivement préférable que Marie Curie ignore ces « sottises » destinées à la démolir, et si le conseil d’Einstein est raisonnable, l’historien, en revanche, peut les examiner avec intérêt car elles mettent en relief, parfois, les exigences que l’on a envers l’héroïne. Deux documents sont à cet égard très révélateurs, par leur rôle et leur position : le pamphlet de Gustave Téry, « Pour une mère », publié par L’Oeuvre le 23 novembre et l’éditorial de Madeleine Pelletier paru dans La suffragiste de janvier 1912.

     3. Les devoirs de l’héroïne.

Si la presse à grand tirage cesse assez rapidement les attaques contre Marie Curie, la presse d’extrême droite continue, en revanche, de lui faire une place importante. L’Action française, La libre parole et L’Oeuvre publient de nombreux articles. L’Oeuvre, de Gustave Téry va jusqu’à publier sur « l’affaire » une brochure séparée intitulée « Pour une mère ». Marie Curie y est d’abord visée en tant qu’étrangère, sur le terrain traditionnel –pour les lecteurs- de « l’invasion ». « Et il y a encore des patriotes assez obtus pour considérer l’invasion des métèques comme un fléau national !! » ironise Téry. D’où l’affirmation selon laquelle « l’affaire n’oppose plus deux France, comme on le disait jadis, mais elle montre bien, sous le jour le plus clair et le plus cru, la France aux prises avec le ramas de métèques qui la pillent et la déshonorent ». Marie Curie est donc d’abord une étrangère qui détruit un ménage français. Ces reproches l’atteindront suffisamment pour qu’elle décide pendant une année entière, à partir du printemps 1912, de se faire appeler madame Slodowska[21] avant de reprendre son nom marital. De plus, c’est une personne « normale », et non une exaltée, ce que Téry aurait finalement préféré. « Si madame Curie avait assumé ses incartades, en quelque sorte, et la fameuse morale scientifique, utilitaire, indépendante, ibsénienne et nietzschéenne et dit « je me ris de vos traditions et de vos préjugés, je suis une étrangère, moi, une intellectuelle, une affranchie » nous aurions dit ce n’est pas français, mais c’est crâne ! ». Mais Marie Curie ne revendique pas cette originalité qui aurait fait plaisir à ses accusateurs, et devient de ce fait beaucoup plus redoutable.

Et il y a pire, prétend Téry : Marie Curie revendique de façon éhontée sa féminité. « Etrange et double attitude de ces femmes qui se réclament à tout propos des principes féministes ! Quand il s’agit de forcer une porte, d’obtenir un avantage, une place, un titre, un fauteuil à l’institut, elles n’admettent pas que l’on distingue entre les sexes. Elles sont les égales de l’homme, elles exigent qu’on les traite mêmement, et elles ne veulent pas d’une galanterie qui, disent-elles, n’est plus que le masque hypocrite de la tyrannie virile. Mais quand ces femmes occupent une situation jadis réservée aux hommes, quand leurs fonctions nous ont fait un devoir d’oublier leur sexe et de juger leurs actes, leurs propos ou leurs écrits d’après des principes supérieurs aux conventions présumées de la morale sexuelle, ces mêmes femmes, le jour où elles se trouvent en fâcheuse posture, nous rappellent tout à coup qu’elles portent une robe et crient éperdument « surtout, souvenez-vous que je ne suis pas un homme ! ». Elles prétendent ainsi cumuler tous les bénéfices de leurs « idées nouvelles » et de ce qu’elles appellent nos préjugés imbéciles ».

Cette accusation mêle habilement attitude réelle et construction imaginaire. Il est en effet vrai que la carrière de Marie Curie a été basée sur ses qualités scientifiques et non sur son sexe. On peut difficilement soutenir le contraire. Téry ne le fait pas et, aussi féroce qu’il soit sur elle, ne remet pas ses compétences scientifiques en question. Il l’accuse –à tort, incontestablement- d’avoir mis en avant sa féminité pour excuser un comportement qui ne serait condamnable que selon des « préjugés imbéciles », façon scandaleuse qu’ont les affranchies et affranchis de qualifier les principes de la morale établie selon L'Oeuvre. Pour Téry, c’est la trappe dans laquelle tombe l’héroïne à partir du moment où elle refuse d’être pleinement et seulement un héros, en quelque sorte. Ce qu’établit Téry, c’est finalement qu’il ne peut y avoir d’héroïne[22], seulement des « héros-femmes » (si on peut tenter cette expression) que ce soit dans la conformité ou une rupture qu’il désapprouverait, certes, mais avec quelque admiration[23]. La femme qui revendique sa différence tout en investissant les domaines masculins déchoit, ne peut prétendre à une quelconque égalité, encore moins à la dignité. En ce sens, l’héroïne est impossible. Ce qui dérange Téry chez Marie Curie –une Marie Curie reconstruite pour les besoins de la démonstration- c’est qu’elle veuille l’égalité tout en restant femme et de plus s’oppose à la femme traditionnelle que son attitude démolit. D’où l’intention militante du titre, « Pour une mère ». Une héroïne, en somme, ne saurait franchir la barrière sexuelle sans déchoir. Soit elle est héroïne en tant que femme, et ne peut alors prétendre aux domaines réservés aux hommes, soit elle entre dans ces domaines mais doit alors ne rien laisser apparaître de sa féminité, réservée à la sphère privée. Ce qui est choquant affirme Téry, oubliant opportunément les conditions de production de « l’affaire », et ne résistant pas, de plus, au réflexe antisémite, c’est que « l’affaire » soit publique et due au prestige de l’héroïne ainsi démasquée. C’est parce qu’elle a ce statut qu’il s’agit d’une affaire d’Etat. « Quand on a vu que le coup de la science ne prenait pas nous avons vu, dans tous les journaux juifs, le couplet sur la galanterie française. Il a été si bien filé qu’on a réussi, pendant quelques jours, à nous donner le change. D’honnêtes gens ont dit, et j’avoue qu’à première vue j’ai pensé comme eux « c’est vrai, on n’a pas le droit de fourrer son nez dans le curriculum vitae de Mme Curie. Qu’elle dispose de son cœur comme elle l’entend, ça ne regarde personne. L’affaire Langevin est une affaire privée ». Or ajoute Téry, il y a une « énorme mystification ». c’est bien une affaire publique et ce qui concerne la femme aurait dû, précise-t-il non sans hypocrisie, rester privé.

     4.La « demi-émancipée ».

Les raisons qui provoquent la haine de Téry et de toutes les « vipères » dont parle Einstein pourraient en revanche réjouir les féministes, heureuses de constater que l’héroïne reste une femme. Or c’est loin d’être le cas.

Dans l’ensemble, la presse féminine, et féministe, fait peu de place à « l’affaire ». Seule La Française note la place prise par Marie Curie. Le journal évoque favorablement le 15 janvier 1911 la candidature de Marie Curie. « Croyez-vous que le radium ait un sexe ? La jolie réponse en faveur de Mme Curie que, dans un article élégant et spirituel, M. Pierre Wolff nous restitue. Et quel éminent plaidoyer fait l’éminent écrivain en faveur des femmes académiciennes ! ». Il souligne le 12 décembre, en pleine polémique, son apport scientifique. « Que dire par exemple de Mme Curie, dont les découvertes s’étalent devant nos yeux ? Tant que Curie vivait, on la réduisait au rôle de modeste collaboratrice n’ayant peut-être d’autres mérites, dans les découvertes de son mari, que son dévouement et sa compréhension d’épouse. Mais Curie meurt. Et Mme Curie continue à faire preuve d’une méthode sûre et d’un esprit inventif surprenant ». Il n’y a pas d’allusion à « l’affaire » et la presse féministe est aussi discrète à ce sujet. Le seul article d’importance, à ma connaissance[24], est loin de soutenir Marie Curie. Ecrit par Madeleine Pelletier, et publié dans La suffragiste de janvier 1912, il mérite d’être cité en entier.

« Il y a environ deux ans une feuille hebdomadaire avait publié un portrait et une biographie de madame Curie. L’auteur, un anti-féministe violent, profita de l’occasion pour bien faire remarquer que cette physicienne avait les cheveux longs et qu’elle ne portait ni faux-col ni cravate. Ah! Ce féminisme là il le comprenait. Ce n’était pas comme celui de… etc. En réalité, il ne comprenait pas plus celui-là que l’autre, mais la haine du mien lui faisait aimer celui qu’il jugeait moins dangereux.

Madame Curie a toujours déclaré qu’elle n’était pas féministe ; (comprenne qui pourra mais c’est ainsi). Aux félicitations que divers groupes lui ont adressées lors de sa nomination à la Sorbonne elle a opposé un silence dédaigneux. Je sais bien que dans sa situation, elle se serait faite tort en se montrant une ardente militante ; les adversaires et les jaloux se seraient empressés de déclarer qu’elle n’était qu’une politicienne et non une scientifique. Mais on peut toujours envoyer une carte.

Les membres des groupes féministes ne sont pas toutes docteurs es-sciences ; mais c’est quand même leur agitation qui a crée l’état d’esprit dont Mme Curie a profité. Elle est entrée par la petite porte, parce que femme de Pierre Curie ; fille, elle aurait croupi au fond de quelque obscur laboratoire et on aurait contesté ses travaux en attendant qu’on les plagie. Mais cette petite porte ouverte à la pauvre veuve du savant tragiquement disparu lui aurait été fermée tant comme la grande il y a quarante ans, alors le féminisme n’était pas ce qu’il est aujourd’hui.

Il paraît que maintenant M. Curie a un successeur. Certes il ne faut pas ajouter une foi aveugle à la presse, surtout quand il s’agit d’une femme ; mais en somme, de la comparaison des journaux, des dires du monde savant, il semble résulter que si Mme Curie n’a pas fait de fugue amoureuse, elle a avec M. Langevin, homme marié et père de famille, des relations publiques. Il ressort, chose plus grave encore, que les leçons de Mme Curie ne sont pas son œuvre à elle, mais celle de M. Langevin… et un quotidien,  La libre parole, demande si Mme Curie va rester professeur à la Sorbonne.

Certes en lui-même l’acte de Mme curie, si ce qu’on dit est exact, n’a rien de criminel. Si M. Langevin, professeur au Collège de France avait détourné de son ménage une femme mariée et mère de famille on le blâmerait certainement, mais l’idée ne viendrait à personne de demander qu’il soit privé de sa chaire. Seulement les idées, même dans le public éclairé, sont loin encore de l’équivalence des deux sexes en morale ; l’émancipation sexuelle de la femme sera la dernière à voir le jour ; on admettra, on réalisera l’expansion économique, l’émancipation politique même, avant d’admettre celle-là. Il y aura des femmes députés et ministres avant que l’acte sexuel hors mariage ne soit pas autrement considéré chez la femme qu’il est considéré chez l’homme. Aujourd’hui les anti-féministes triomphent. Voilà bien, disent-ils goguenards, le bien-fondé des revendications féministes. Pour la première fois que l’on fait à une femme une place éminente dans le monde savant, elle se conduit comme une petite… midinette. Et elle n’a même pas l’excuse de la jeunesse.

Madame Curie aurait dû se dire qu’elle devrait à la situation exceptionnelle qu’on lui avait faite, de se maintenir irréprochable au point de vue des mœurs. Peut-être ses sens ont-ils des exigences ; mais dans ce cas elle aurait dû apporter à leur satisfaction la discrétion la plus absolue, s’adresser à une personne étrangère au monde scientifique et pas à un homme marié.

Mais Mme Curie est probablement une demi-émancipée, comme tant d’autres ; elle croit que le féminisme n’est pour rien dans son élévation et qu’elle n’a pas à en tenir compte. Elle croit aussi qu’il faut rester féminine, ne pas prétendre à la personnalité. Etre dans l’ombre de l’homme, mari ou amant, celle dont l’ambiance restreinte murmure la haute valeur. Alors il ne fallait pas accepter de chaire professorale ; il fallait se tuer comme Mme Lafargue ou se remarier ».

Le texte marque un clair ressentiment envers une « profiteuse » dont la carrière n’aurait pas été ce qu’elle est sans des avancées féministes qu’elle refuse de reconnaître, et sans des groupes auxquels elle n’accorde aucune gratification symbolique. Il va à certains égards plus loin dans les attaques que la presse d’extrême droite. S’il est assez fréquent en effet de lire des doutes sur la part de Marie dans le travail mené avec Pierre, et sur la répartition des mérites dans le couple, l’affirmation selon laquelle Paul Langevin rédige les cours de Marie Curie est tellement invraisemblable que de très rares polémistes ont osé l’employer. Quant à l’affirmation selon laquelle Marie Curie croit qu’il faut être dans l’ombre du mari, elle suppose une totale méconnaissance que la lecture du discours prononcé à Stockholm deux mois plus tôt aurait suffi à réfuter. Cela dit, ce texte trace également, bien que les intentions soient totalement différentes, des limites comparables à celles de la brochure de Téry quant aux exigences que l’on peut avoir envers l’héroïne. La conduite héroïque ne saurait admettre les écarts individuels et, dans la mesure où elle incarne l’émancipation professionnelle, Marie Curie ne peut se permettre de toucher à un autre domaine et prétendre  « rester féminine ». C’est, en d’autres termes bien sûr, et sur des bases tout aussi imaginaires quant au comportement de Marie Curie le même reproche que Téry et les « solutions » n’auraient pas déplu à ce dernier : une relation discrète et moins compromettante pour l’image de l’héroine ; un remariage, à la rigueur ; un suicide, au pire, ou au mieux selon la façon dont on envisage les choses. Dans tous les cas l’héroïne (mais ne faut-il pas dire le héros-femme ?) reste intacte. Ce n’est pas ce qui arrive avec Marie Curie. Ni nietzschéenne, par choix, ni midinette, par l’âge, et sans aucun esprit de concession malgré les épreuves traversées, Marie Curie est trop humaine pour jouer son rôle correctement, pensent ses critiques, argumentant en lui attribuant des comportements qui lui sont étrangers, et en lui déniant des compétences incontestables.

Une certaine ironie de l’histoire peut être vue dans le fait que c’est précisément l’aspect qui constitue à l’époque une résistance à l’héroïsation, qui pourrait par la suite fournir matière à une héroïsation différente, Marie Curie refusant à sa manière et au risque de sa réputation, de se plier au modèle masculin. C’est la voie qu’esquisse l’article cité plus haut, imaginant une rencontre entre Marie Curie et Simone de Beauvoir dans laquelle l’attitude intransigeante de Marie Curie est vue comme une avancée pour le deuxième sexe.

L’histoire de Marie Curie ne s’est cependant pas, au cours du vingtième siècle, développée dans cette direction. Plusieurs raisons y ont contribué dont en premier lieu, bien entendu, l’inconsistance de « l’affaire » et les arrière-pensées de ceux qui l’ont exploitée. La volonté de Marie Curie de refouler cet épisode, relayée par sa famille, a également joué un rôle. Mais les exigences du processus d’héroïsation y ont également leur part. La vie, les découvertes, les titres et les combats de la scientifique s’accommodent mal d’un épisode à la lecture trop incertaine pour qu’on se hasarde à l’explorer. Marie Curie reste donc seulement –mais c’est déjà beaucoup- une héroïne de la science. Si les faiblesses du héros peuvent parfois se retourner en sa faveur, celles de l’héroïne –réelles ou inventées- risqueraient de compromettre une place encore trop fragile et devenir des résistances à l’héroïsation. L’histoire de Marie Curie montre, sur ce plan, la difficulté de la place de l’héroïne.

 


[1] Lina pauling a été lauréate de chimie en 1954 et de la paix en 1962, John Barden lauréat de physique en 1956 et 1972, Frédérick Sanger lauréat de Chimie en 1958 et1980.

[2] La revue italienne Prometeo a publié en décembre 1985, sous la rubrique « dialoghi possibili » (dialogues possibles) une conversation imaginaire entre Marie Curie et Simone de Beauvoir, toutes deux en voyage pour l’Amérique. « L’affaire » Langevin/Curie y tient une place importante.

[3] Les biographes de Marie Curie ne manquent pas de souligner les nombreux aspects effrayants a posteriori des conditions de recherche.

[4] La photo représente Marie Curie et sa sœur aînée. Elle est mentionnée dans l’ouvrage de Robert Reid, Marie Curie derrière la légende, Paris, Seuil coll. Points, 1983, qui constitue la biographie la plus complète. Mentionnons également Eve Curie, Madame Curie, Paris, Gallimard, 1999, et Françoise Giroud, Une femme remarquable, Marie Curie, Paris, Fayard, 1995, parmi nombre d’autres ouvrages de vulgarisation, ou plus précisément orientés vers le domaine scientifique.

[5] Reid, Marie Curie…, op. cité, p. 68.

[6] Reid, idem, p.81. Reid s’appuie sur l’autobiographie en anglais de Marie Curie.

[7] Reid mentionne cette anecdote révélatrice du rapport que l’on avait, à l’époque, aux substances irradiantes (p. 126). Pierre Curie transportait le radium dans ses poches.

[8] C’est ainsi que Reid qualifie, dans un des chapitres de sa biographie, l’année 1911.

[9] Selon sa brève autobiographie en anglais, citée par Karin Blan, MarieCurie et le Nobel, Uppsala Studies in History of Science 26, 1999, p30. L’ouvrage de Karin Blan auquel nous ferons référence ci-dessous, livre de nombreux documents sur « l’affaire » en Suède et dans les milieux scientifiques.

[10] Un article du Matin du 15 novembre en sa faveur affirme que « ses travaux ne lui ont créé que des admirateurs, mais son sexe lui créé des adversaires ».

[11] Blan, Marie Curie, op. cité p43. Georges Gouy, professeur à la faculté des sciences de Lyon, avait des relations scientifiques et amicales avec Pierre Curie, qui se perpétuent avec Marie.

[12] C’est l’hypothèse tout à fait vraisemblable développé par Karin Blan, comme il vraisemblable que les rumeurs sur les relations de Marie Curie et Paul Langevin ont commencé alors à être diffusées, sans sortir dans la presse.

[13] Blan, Marie Curie, op. cité, p55. Charles-Edouard Guillaume est directeur du Bureau international des poids et mesures à Sèvres

[14] Le 5 novembre, le secrétaire de l’Académie royale de Suède télégraphie à l’ambassadeur de Paris pour lui demander si « l’information selon laquelle madame Curie a quitté Paris avec un homme marié est exacte » (Blan, p85).

[15] L’article est cité par Françoise Giroud, Une femme honorable, op. cité, pp226-228.

[16] Paul Langevin est normalien et élève de Pierre Curie. Il a pris la suite de Marie Curie à l’Ecole normale de jeunes filles de Sèvres et succédé à Pierre Curie à l’Ecole supérieure de chimie et de physique industrielles. Spécialiste du magnétisme et des ultrasons et de la relativité, il enseigne au collège de France depuis 1909. Il vit plus ou moins séparé de sa femme Jeanne depuis le printemps 1910. Jeanne Langevin introduit une demande de séparation de corps au début de l’été 1911. Une tentative de conciliation chez Raymond Poincaré, avocat de Paul Langevin, au cours de laquelle les avocats de Jeanne font état de lettres de Marie Curie à Paul Langevin en leur possession échoue. Fin octobre Jeanne Langevin, apprenant que Marie Curie et Paul Langevin sont ensemble à Bruxelles pour le congrès Solvay, autorise vraisemblablement ses avocats à vendre, ou céder leurs informations à la presse. D’où le déclenchement de « l’affaire ».

[17] Ernest Solvay, chimiste et industriel belge, organise des congrès scientifiques et met en place des instituts dans une initiative parallèle à celle d’Alfred Nobel, et comparable quant au niveau des participants.

[18] La préoccupation essentielle était d’éviter un incident au moment de la remise du prix, en présence du Roi, et non de savoir si le prix devait être maintenu.

18Karin Blan fournit sur ce point de nombreux documents, en particulier chap. V, pp197-223.

[20] Blan, op. cité, p203

[21] Reid, Marie Curie, op. cité, pp218-223.

[22] Sauf à se cantonner exclusivement dans la féminité et plus précisément dans la maternité. La véritable héroïne de la brochure étant la mère.

[23] On peut voir ici une convergence entre la description que fait Téry de l’affranchie et le parallèle esquissé par Reid, dans une intention évidemment toute différente, entre Marie Curie et Rosa Luxembourg (Reid, p25) qui est de trois ans sa cadette, aux aspirations initiales semblables mais à l’existence opposée quant au rapport à l’ordre social.

[24] Après consultation des journaux féminins et féministes de cette époque à la bibliothèque Marguerite Durand, dont le fonds peut être considéré comme significatif.

Langues et parlers des Italiens de France.

La présence des immigrés italiens en France est extrêmement importante. De 1880 à 1965, les Italiens représentent entre un quart et un tiers des étrangers vivant en France. Cinq millions de Français ont au moins, actuellement, un ancêtre italien. A Marseille par exemple, si 11% de la population est italienne en 1866, ce chiffre monte à 25% en 1911, et on pourrait multiplier les exemples, aussi bien sur le plan quantitatif que pour les cas individuels : la liste des Français célèbres d’origine italienne, dans les domaines les plus variés, excèderait largement le cadre de cet article. Pourtant, comme le fait remarquer Eric Vial, cette immigration semble « dissoute », au sens où les Italiens se sont fondus dans la nation française, en dépit des convulsions parfois provoquées par leur présence. Le révélateur le plus pertinent de cette dissolution est la langue, que les Italiens n’ont pas maintenue. On pourrait dire que pour les enfants d‘immigrés, l’italien est la langue étrangère que parlent leurs parents et, pour les petits-enfants, celle qu’ils considèrent parfois avec une affectueuse nostalgie ou, assez souvent, qu’ils ignorent. Il convient toutefois de nuancer cette impression très générale : il y a des différences liées à l’époque considérée, la superposition des vagues d’immigration produisant des effets spécifiques. Les raisons, politiques ou économiques de l’immigration ne sont pas sans conséquences non plus, ainsi que l’âge, le sexe et la place dans la famille de la personne qui s’installe en France. De plus, et même si le phénomène s’atténue dans la deuxième partie du XX° siècle, il faut considérer que la plupart des Italiens qui arrivent en France ne parlent pas italien, mais ce qu’il appellent en général le dialetto, qui peut être un dialecte de l’italien, mais aussi un parler notablement différent, susceptible d’être considéré comme une autre langue, comme par exemple le piémontais, le sarde ou le vénitien. Si l’on ajoute que ces immigrés arrivent souvent dans un pays où la langue d’usage n’est pas le français, mais par exemple l’occitan, sous diverses variétés, on comprendra que l’impression générale de « dissolution » de l’immigration italienne demande à être précisée, et que la question de la langue parlée, et plus ou moins maintenue par les immigrés, en est l’élément essentiel.

Le premier afflux d’immigrés italiens en France a lieu à la fin du XIX° siècle et au début du XX° (38% des étrangers en 1911). Il se concentre dans le sud-est, la région Rhône-Alpes et la région parisienne, trois nébuleuses qui recouvrent en 1900 près de 85% des immigrés italiens. Il fait peu de doute que la langue pratiquée par les Italiens entre eux, à cette époque, est celle de leur pays, que ce soit en famille, lorsqu’elle est présente, ou dans le groupe de travail. La séparation entre Français et Italiens peut être marquée et visible par exemple avec l’existence de bars distincts pour les Français et les italiens comme à Monclar d’Agenais dans les années vingt. Elle peut être génératrice de tensions. Gérard Noiriel a bien montré comment l’existence de groupes distincts de main d’œuvre, à Aigues Mortes, a engendré les tensions qui débouchent sur le massacre de 1893. Ces tensions ne disparaissent pas après 1893, puisque des batailles rangées ont lieu en 1900 à Arles et qu’on y entend « A la porte les Italiens ! Faisons comme à Aigues Mortes ! alors que se répand le thème de « l’invasion », titre d’un roman à succès de Louis Bertrand. Elles n’empêchent pas, toutefois, une évolution linguistique caractérisée par sa diversité.

On pourrait de façon très globale dégager trois caractéristiques de cette période, que confirment la plupart des témoignages mais qui bien entendu laissent place à la multitude des cas individuels. Tout d’abord, le maintien entre les Italiens de leur parler d’origine, et le fait que ce parler n’est pas, sauf pour les Toscans –et même dans ce cas, avec des particularités locales- la langue italienne. La conscience nationale intervient tardivement à cet égard, et avec elle la pratique de la langue nationale. Ensuite, et ceci explique peut-être cela, cette langue reste plus près du domaine privé que des relations publiques, et ne dépasse donc pas la première génération. Les enfants comprennent le parler des parents, disent l’utiliser avec eux mais commencent à parler français, ou occitan, s’ils sont dans une aire occitanophone (et il y a eu vraisemblablement des pratiques similaires avec les autres langues du territoire français). Les réactions anti italiennes, pourtant nombreuses et débouchant sur des archétypes solides, n’ont pas provoqué en retour de revendication identitaire. La première guerre mondiale et les départs qu’elle a entraînés reste, par exemple, un ensemble de drames personnels beaucoup plus qu’un déchirement entre deux exigences nationales. Dans ce cadre, et pour autant que les enquêtes orales puissent les restituer, les pratiques linguistiques sont beaucoup plus diversifiées que ne le pensent les immigrés et leurs enfants. On trouve une très grande variété de parlers mixtes, intermédiaires entre deux, trois, voire quatre langues, alors même que les intéressés pensent s’exprimer en dialecte ou en italien. Voici par exemple le début du témoignage recueilli en 1986 auprès d’un Toscan venu à Noves (Bouches-du-Rhône) en 1929, à 18 ans :

« So arrivato, so arrivé, so partit en venti noù, mill novecento venti noù » (témoignage cité, comme les suivants, dans Des immigrés au croisement des langues).

Cette phrase est un condensé d’interférences linguistiques. Outre l’hésitation significative, sur le fait de savoir s’il est arrivé ou parti, la phrase commence par « so », diminutif dialectal de « sono ». « Arrivato » est italien, « arrivé » français, « partit » inscrit dans une tournure occitane, et « venti noù » combine l’italien « venti nove » et l’occitan « vint-e-noù », l’année étant aussitôt inscrite dans un siècle désigné en italien « mill novecento ». La suite du témoignage manifeste les mêmes fluctuations avec par exemple la conjugaison « eramo », compromis entre l’occitan « eriam » et l’italien « eravamo ». Seules des personnes de l’entourage, dans les cas les plus accentués de mélange des différentes langues, pouvaient comprendre ce type de parler. Quelques personnages, véritables figures locales, restent parfois dans les mémoires, parce qu’ils en viennent précisément à constituer à eux seuls un idiolecte, une forme de langage qui leur est spécifique. L’âge auquel a eu lieu l’arrivée en France semble être ici un élément déterminant. Au-delà de l’adolescence, en effet, les habitudes sociales et le réseau de relations sont tels que le passage d’une langue à l’autre devient difficile, et que se construisent alors les mélanges, les parlers mixtes dont nous venons de voir un exemple. En deçà, la scolarisation et les relations sociales, même si elles sont loin d’être toujours harmonieuses, donnent une conscience des langues qui permet de les séparer plus ou moins efficacement dans la pratique.

D’où la troisième caractéristique de cette période, fortement liée au type de relations sociales des Italiens, et dans laquelle peut s’inscrire une différence entre hommes et femmes qui ne prend pas toujours le même sens. Il y a en effet des milieux de travail, masculins ou féminins, dans lesquels les membres du groupe sont exclusivement italiens. A quelques occasions près, la langue employée est donc le dialecte. Il en est de même pour les femmes qui ne travaillent pas, les casalingue bien nommées (celles qui emploient le parler de la maison), dont les seuls interlocuteurs sont les membres de la famille ou les femmes dans la même situation qu’elles. Mais l’évolution des deux situations est notablement différente. Dans le cas des groupes de travail, la langue est, pourrait-on dire, semi publique. Elle est ainsi susceptible de pencher soit vers une appropriation communautaire, et donc de jouir d’une certaine reconnaissance, ce qui se produit dans un premier temps, soit d’évoluer vers la langue ou le parler des Français du pays à mesure que les échanges avec eux se développent. La mémoire personnelle peut retenir une étape ou une autre du processus, et les souvenirs se différencient alors selon l’expérience et la conscience linguistique des personnes. Nous avons ainsi recueilli pour la même période et la même entreprise trois témoignages, en apparence contradictoires, de trois employées qui se connaissaient et travaillaient ensemble : « Entre nous, on travaillait et parlait italien » pour l’une; « entre nous on parlait patois » pour l’autre ; « Chez L. il y avait des Italiennes mais elles parlaient français. Pas beaucoup qui parlaient patois » pour la troisième. Il est vraisemblable, bien que ce soit impossible à vérifier, que la langue employée était un parler mixte dans lequel la composition des éléments devait être très évolutive, mais la différence des souvenirs s’explique par la situation personnelle et familiale des personnes qui s’expriment : plus ou moins attachées à leur famille et à un milieu italien ou, au contraire, plus ou moins intégrées dans la société française.

Il s’agit dans tous les cas de parlers, et le passage à l’écrit ne s’est pas fait, car cette fluctuation ne permet pas une présence de la langue italienne dans l’écrit public. Outre les relations complexes avec l’Etat italien, qui peuvent expliquer certaines réticences, l’italien ne jouit pas à cette époque de la reconnaissance que peut conférer le statut de langue nationale, et les Italiens qui entrent dans la société française passent progressivement aux parlers locaux ou à la langue française -parfois les deux- ce qui ne permet pas à la langue d’origine de garder le prestige qui lui permettrait de se maintenir. Seuls les groupes politiques, à un moment de leur histoire, produisent des écrits « en langue »

Cette absence de reconnaissance se constate dans cas des Italiens, ou plutôt des Italiennes puisque cette fois il s’agit exclusivement de femmes, les casalingue, qui restent ancrées dans le parler d’origine. Ce qui pourrait être un refuge de l’authenticité devient progressivement pour elles une coupure du monde social, et une impossibilité de communiquer avec d’autres personnes que l’entourage proche. Ce sentiment est toutefois tardif. Dans la première période d’immigration, ces femmes restent le centre d’une vie familiale et la référence de pratiques linguistiques dont les autres, par l’école ou le travail, vont progressivement s’éloigner. Ce n’est qu’une génération après que, parce que tout le monde parler français autour d’elles, cette limitation à la langue d’origine est vécue, parfois douloureusement, comme fermeture et non comme maintien des origines.

Le deuxième flux migratoire se produit après la première guerre mondiale et élargit considérablement l’implantation italienne. Paris dépasse Marseille en nombre d’Italiens vers 1930. L’émigration se développe vers la Lorraine et le Nord industriels, ainsi que vers le Sud-ouest agricole, alors que les arrivées se poursuivent dans le Sud-est. Ce mouvement prend une autre forme linguistique du fait de l’émergence encore timide de la langue nationale, et des questions politiques auxquelles elle est liée. En effet, la syndicalisation des travailleurs italiens se développe et la langue italienne en est dans un premier temps le vecteur. Cela lui confére ainsi une présence officielle. En face -si l’on peut dire- le régime italien met en place des fasci all’estero, relais locaux du régime fasciste dont le but est autant de recruter que de combattre l’assimilation, surtout parmi les jeunes, et d’insister en ce sens sur la pratique de la langue italienne avec, dans les grandes villes, la mise en place de maisons d’Italie (casa d’Italia). Pour autant qu’on puisse le savoir, l’influence de ces fasci reste très limitée, à la fois du fait de la force des tendances et organisations antifascistes implantées en France, de la faible réceptivité des milieux prolétariens immigrés à la propagande fasciste, et aussi, sans doute, de la présence de plus en plus sensible d’une immigration destinée à se stabiliser en France, nonobstant le nombre non négligeable de retours. On trouve ainsi dans le sud de la France des familles dont l’histoire linguistique épouse en cours de route celle des familles françaises, dans les campagnes des années trente ; les parents, qui ont immigré à l’âge adulte, emploient le dialecte, qui tend à se rapprocher de l’italien, et pratiquent le plus souvent des parlers mixtes. Les premiers enfants comprennent l’italien mais sont scolarisés en français et pratiquent, avec les Français qu’ils connaissent, la forme locale de l’occitan. Les enfants de la décennie suivante passent au français en même temps que les Français d’origine.

Cette évolution lente, tendant à l’assimilation de plus en plus profonde des immigrés italiens, recouvre toutefois une grande diversité d’histoires individuelles et collectives. L’assimilation est par exemple visible dans l’augmentation des mariages mixtes. La diversité ressort dans la façon dont ces mariages ont été plus ou moins acceptés dans les familles françaises. Mais leur nombre (en 1930, 63% des mariages sont mixtes) marque la force du processus

La présence du français en tant que langue normée et de plus en plus hégémonique, face à laquelle l’italien ne s’impose pas de la même manière, commence à induire des comportements volontaristes assez nouveaux. Si on un immigré peut dire à propos des années trente : « les parents ne se sont pas forcés à apprendre le français. Les enfants parlaient français quand il le fallait. Ils n’ont pas eu l’intention d’apprendre », il en va autrement dix ans après et un autre témoin parle ainsi du rapport linguistique à son fils et ses petits enfants « Les petits, il voulait pas qu’on leur parle italien, qu’on leur parle patois. Mon fils me disait : les petits parlent français ».

Les Italiens forment toutefois des communautés dans laquelle la langue, ou le dialecte, peuvent être employés, participent à des manifestations dont l’annonce (affiche, etc.) peut être en italien, et se reconnaissent à certains marqueurs qu’ils diffusent parfois dans la société française, pour les habitudes culinaires en particulier mais aussi, par exemple, par le sport ou le goût pour l’opéra. Mais cela ne débouche toutefois jamais sur une présence structurante de la langue italienne comme langue communautaire, revendiquée comme telle et disposant de moyens de diffusion adéquats. Il n’y a pas non plus formation d’un langage spécifique stable, un « ritalien » propre aux immigrés. La dissolution évoquée au début est bien réelle, même si l’arrivée constante de nouvelles personnes maintient la présence de la langue.

Ecore faut-il préciser de quelle langue il s’agit, car les nouveaux immigrants, en particulier après la seconde guerre mondiale, trouvent en France les générations précédentes, dont le parler s’est fixé au moment de leur départ pour la France, et un décalage est parfois nettement ressenti par rapport à la qualité de l’italien parlé, les nouveaux arrivants ayant conscience de la norme linguistique. « A l’arrivée à Noves (cette personne est arrivée en 1947), y’en avait pas un qui parlait le vrai italien. Les gens de Noves mélangeaient tout, chacun à sa manière. Dans l’italien, ils mettaient un mot patois, un mot français. Je les trouvais ridicules mais maintenant je fais pareil ». Remarquons que cette personne parle des « gens de Noves » et non des Italiens de Noves. Mais que plus personne ne parle le « vrai » italien, à supposer qu’il ait été parlé, n’a finalement pas tellement d’importance pour elle puisqu’il s’agit d’abord de parler le vrai français et, pour le reste de comprendre et se faire comprendre des gens de Noves. On peut employer avec eux un parler mélangé, utilisé avec plaisir mais en sachant qu’il n’a pas d’avenir, et on n’hésitera pas, dans cette perspective, à le censurer auprès des enfants.

La troisième vague d’immigration italienne, qui va de l’après-guerre aux années soixante, produit donc des consciences linguistiques notablement différentes. Si les nouveaux arrivants n’ont pas, et pour certains d’entre eux de façon définitive, une pratique correcte du français, l’horizon linguistique des familles est bien, de façon impérative, la pratique du français et parfois, s’agissant du parler familial, de l’italien plus que du dialecte. L’idée de norme linguistique s’impose dans les esprits. Il est significatif, par ailleurs, que le maintien de l’italien soit un peu plus le fait des femmes, qui restent plus liées au foyer familial, que des hommes. En 1974, par exemple, en Lorraine 38% des mères italiennes et 29% des pères ne savent pas écrire et parlent peu le français, ce qui montre la persistance d’une différence entre les sexes mais aussi, à rebours, que plus de la moitié des italiens parle français et peut -dans une certaine mesure- l‘écrire, proportion impensable cinquante ans plus tôt.

La fin de la troisième vague d’immigration coïncide avec l’entrée des immigrés italiens dans les représentations nationales. La parution et le succès, en 1978 du livre Les ritals, de Cavanna, qui s‘empare d‘un terme péjoratif pour en faire le symbole d’une histoire, la sienne, et à travers elle celle des générations qui se reconnaissent comme français sont révélateurs de ce passage. Cavanna écrira d’ailleurs plus tard un livre d‘hommage à la langue française. La parution d’un article de Pierre Milza dans la revue l’histoire, en 1979, sur « la tuerie d’Aigues Mortes », fait de l’immigration italienne un objet d’histoire pour un large public, preuve que le recul commence à être suffisant pour que l’analyse remplace le simple récit. Dans cette perspective, le livre de Cavanna, eu égard aux comportements linguistiques des immigrés italiens, en fait l’objet d’une identité perdue, empreinte de nostalgie mais suffisamment valorisée pour être cultivée comme celle des régions françaises, pour lesquelles la production éditoriale est abondante à la même période.

A partir de là, si l’italien reste la langue occasionnellement parlée dans certaines familles, et avec les cousins venus du pays, c’est bien le français qui est la langue non seulement pratiquée, mais reconnue par les immigrés, et enfants et petits-enfants d’immigrés. En témoignent ces histoires qui circulent dans beaucoup de familles, se moquant gentiment de l’ancêtre qui ne maîtrisait pas tout à fait la langue, montrant à la fois qu’on comprend sa situation, qu’on reconnaît que ce moment a existé et qu’on atteste l’avoir dépassé. Ainsi la phrase « caro mi cantonnier, i’a un chin que l’a fa poù » (cher cantonnier, il y a un chien qui lui a fait peur), mélange d’italien, d’occitan et de français est rapportée indépendamment, dans les années 80 du XX° siècle par chacun des enfants de cette femme, heureux de posséder pour leur part un français correct, et de montrer l’étape linguistique qu’ils ont franchie. Le parler des immigrés, s‘il n’a pas totalement disparu dans les pratiques, correspond désormais au passé dans l’imaginaire linguistique. « Et toujours ce rapport léger à la langue italienne, ces imperfections que je n’ai jamais désiré corriger, cette non maîtrise que je ne regrette pas, et même dont je me réjouis, comme si j’y voyais une sorte de fidélité au refus qu’eût mon père de transmettre sa langue à ses enfants » (Témoignage recueilli par Isabelle Felici).    

Bibliographie.

Felici, Isabelle et Vegliante, Jean-Charles, Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?, Toulon, Gehess éditions, 2009, 178p.

Lopez, Renée et Témime, Emile, Migrance, Histoire des migrations à Marseille, tome 2, Aix-en-Provence, édisud, 1990, 204p.

Milza, Pierre, Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993, 526p.

Noiriel, Gérard, Le massacre des Italiens, Paris, Fayard, 2010, 295p.

Pasquini, Pierre, les « bons mots » des immigrés et leurs caricatures, Cahiers de la Méditerranée, Nice, CMMC, juin 1997, p173-184.

Pasquini, Pierre, Des immigrés au croisement des langues, Perpignan, Trabucaire, 2000, 199p.

Rouch, Monique, Un village du sud-ouest dans l’entre-deux-guerres, L’immigration italienne en France dans les années 30, Paris, éditions du CEDEI, 1988, p255-269.

Vegliante, Jean-Charles, Pour une étude de la langue des Italiens en France, Les Italiens en France de 1914 à 1941, Rome, Ecole française de Rome, 1986, p111-139.

Vial, Eric, In Francia, Storia dell’emigrazione ialiana. Arrivi, Rome, Donzelli, 2002, p133-158.

Plus d'articles...

  1. Recherches en histoire